L'Echo de la Fabrique : 12 janvier 1834 - Numéro 54

Indice de révolution sociale.

Jésus entra dans le temple de Dieu, il en chassa tous ceux qui y vendaient et qui y achetaient, et il leur dit : Il est écrit : Ma maison est une maison de prières ; cependant vous en avez fait une caverne de voleurs. (evang., chap. xxi.)

Un fait d’une nature extrêmement grave vient de s’accomplir avec les derniers jours de l’année 1833. –Vingt-sept jeunes gens au milieu desquels raspail ! ce jeune savant qui enrichit la France ; – dont la France s’honore à juste titre, et qui, depuis trois années, expie dans les cachots le tort de ne s’être point associé à l’infamie de quelques hommes au front sans pudeur et sans honte de l’ignoble rôle qu’ils ont joué à la face du pays ! vingt-sept jeunes gens, disons-nous, étaient là sur les bancs d’une cour d’assises, disputant au BOURREAU leurs têtes que demandait au jury la ridicule conspiration d’une police infame !1

Faux témoins et pièces falsifiées étaient là aux côtés d’un avocat-général jouant dans ce drame odieux le rôle qui leur avait été d’avance assigné ! Mais, quelque imparfaite que soit encore notre institution du jury, grace à elle, la fin de cette comédie avide de sang et de proscription n’a été que ridicule et en même temps flétrie par le bons sens de ceux-là même dans l’âme desquels on avait cherché à allumer la violence haineuse des passions politiques, et un acquittement solennel a été la réponse des jurés.

Toutefois, comme il fallait tirer quelque fruit de ce honteux échafaudage, et trouver des coupables sur qui lancer les foudres de ce qu’on appelle encore la justice, trois avocats, dont l’énergique talent avait puissamment contribué à faire jaillir l’innocence de leurs cliens et démasquer les véritables conspirateurs, ont été condamnés, sur la demande de M. l’avocat du roi, l’un a UN AN de suspension, et les deux autres à six mois de la même peine. Oh ! pitié pour cette honteuse vengeance ! Honneur ! honneur aux hommes courageux qu’elle a frappés !

Pour qui ont assisté aux débats de cette affaire, ils n’oublieront jamais la noble conduite de ces trois avocats, et nous croyons répondre à leurs désirs en rappelant à nos lecteurs l’énergie avec laquelle ils ont accueilli, en ce qui les concernait, le réquisitoire de M. l’avocat-général.

Ainsi, Me pinard après s’être livré à quelques considérations [3.2]sur le procès et à l’examen des différens points de l’accusation qu’il avait signalés comme entachés de malveillance et de mauvaise foi, termina en ces termes :

« S’il fallait croire que ce concours étrange de suppositions, d’altérations, d’erreurs qui ressemblent à des mensonges, ne fût que l’effet du hasard, de quel nom faudrait-il donc alors l’appeler ?

« Puisqu’on a parlé de circonspection, qui donc se chargera d’enjoindre au moins à M. le procureur-général d’être plus circonspect à l’avenir ?

« J’ai fait mon devoir, et, quoi qu’il arrive, personne ne pourra dire de moi que je suis un calomniateur. »

Après lui, Me Michel se leva, et au milieu du plus profond silence s’exprima ainsi :

« Messieurs,

« Je sue en ce moment, mais ce n’est pas de honte, c’est de colère et d’indignation. Vous pouvez me condamner, mais l’avocat du roi ne fera jamais de moi ni un accusé, ni un coupable.

« Je suis plein de respect pour la magistrature ; car, sans elle, la loi n’est qu’un bienfait impuissant et stérile ; la magistrature, c’est la loi vivante. Mais il est quelque chose que je respecte encore plus : c’est la vérité. Comme homme, je la recherche ; comme citoyen, je la propage ; comme avocat, j’ai mission de la faire triompher.

« Qu’exige-t-on de nous ? Je suis arrivé à un âge qui n’admet point l’excuse et l’irréflexion, et ma profession ne me permet pas d’ignorer la valeur usuelle et légale des mots.

« Altérer des pièces, c’est un faux, selon le dictionnaire de l’Académie ; et selon les termes de droit, le fonctionnaire public qui reproduit des conventions non existantes, fait un faux. Je l’ai dit, je persiste. (Profonde sensation.)

« Eh quoi ! les avocats sont-ils donc les esclaves des gens du roi ? Connaissez-nous mieux : il est possible que vous nous suspendiez…, tout est possible dans ce temps de malheur ; mais vous ne me réduirez pas à la misère, je ne tendrai pas la main à mes amis, et si je la tendais à tous ceux dont j’ai sauvé la vie ou l’honneur, je serais encore plus riche que tous les gens du roi, malgré les munificences du pouvoir… (Des applaudissemens unanimes éclatent dans l’auditoire).

« Mirabeau2, plaidant devant le parlement de Provence, disait à ses juges : « Vous me condamnerez sans doute ; mais le jour de la vérité luira, et ce qu’il y a d’impur sera purifié sous peu de temps. » Dites que mon nom sera rayé du tableau ; mais dites aussi que le même jour j’avais, négligeant mes affaires, fait 60 lieues pour m’associer à la défense de 27 jeunes gens, et que ce même jour ils ont été acquittés. Ce souvenir, je le léguerai à mes enfans, et ce patrimoine en vaudra bien un autre. (Bravo ! bravo !)

« Il fallait au moins vous presser d’un jour : hier, je n’aurais pas prêté le secours de ma voix à ce d’Argenson qui, lui aussi, ne vit que pour ce peuple avec lequel, quoi qu’on fasse, je ne cesserai de sympathiser, et dont je ne cesserai de défendre les droits.

« Juges, le jour de la justice se lèvera pour tous, pour les gens du roi, pour nous, pour vous aussi, magistrats ! et c’est pourquoi j’espère que vous ferez votre devoir. »

Aussitôt que les applaudissemens et l’extrême agitation [4.1]des auditeurs permirent à Me Dupont de se faire entendre, il se livra à son tour à l’improvisation suivante :

« Vous avez accusé Raspail d’hypocrisie, et vous êtes ensuite venus nous dire que c’était avec regret que vous demandiez ma radiation. Vous n’avez pas dit la vérité. Vous voulez vous venger de trente défaites que je vous ai fait subir, Messieurs du parquet : voila le motif de vos réquisitions. Le pays jugera la fin du drame comme il a jugé les commencemens. Vous ne voulez pas que je flétrisse votre procureur-général ! Vous me dites que la postérité de Laubardemont3 se voile aujourd’hui la tête !… Si Laubardemont avait vécu de mon temps et qu’il eût été faussaire, je le lui aurais dit en face, et si Laubardemont avait eu des fils, je leur aurais dit : « Prouvez-moi que j’ai calomnié votre père ; voila ma poitrine. »

« Je n’ai pas besoin de mon état pour manger, Messieurs les gens du roi ; j’ai une famille qui sera fière de moi après ma condamnation ; j’ai des amis qui viendront partager avec moi le pain de la misère, comme j’ai partagé avec eux le fardeau des persécutions. Pour venir perdre mon état devant vous, j’ai passé sept nuits sur douze : maintenant donnez-moi mon salaire. »

[…]

« De quel côté que je le considère, je me félicite de ce que j’ai dit. Est-ce d’intention que notre adversaire a péché ? Il est croyable. Est-ce par légèreté ? Mais il y a long-temps qu’on a dit que chez le magistrat la légèreté est un crime… Et vous voulez que je me taise ! moi qui dirais la vérité devant mes bourreaux, je ne la dirais pas devant mes juges ? Mais vous me prenez pour un misérable ! J’endurerai la persécution ; mais je n’endurerai pas l’ignominie.

« Ce qui vous peine surtout, c’est que je vous ai dit : Je vous rappelle à la pudeur ; mais puisque le mot de faux était dans mon plaidoyer, cette phrase devait y être.

[…]

« Vous dites que les termes dans lesquels j’ai flétri l’accusation ont eu du retentissement, et vous me le reprochez. Il y a une autre chose qui, pour l’honneur de l’humanité, n’aurait pas dû selon moi sortir de l’obscurité, c’est l’accusation elle-même : on n’aurait pas eu sous les yeux l’exemple d’un magistrat demandant la déportation de 27 citoyens, avec pas une pièce vraie. »

Maintenant, lecteurs, qui d’entre vous rejetterait les noms de pinard, michel et dupont pour ceux de delapalme ou de persil ? Qui de vous ne cherche pas, d’un œil inquiet et avide, ce qui dans l’avenir remplacera un présent douloureux pour la France de juillet ? pour ce peuple brave et généreux qui en trois jours brisa et refit un trône pompeusement décoré, alors du nom de la MEILLEURE DES RÉPUBLIQUES, aujourd’hui monarchie constitutionnelle ?

Quelle main viendra, forte et vigoureuse, relever sur son autel sacré la justice ainsi flétrie et abaissée ?…

Quels hommes viendront, saluant avec respect les portiques du temple réédifié, s’asseoir sur de nouveaux sièges pour, AU NOM DE LA SOCIÉTÉ, rendre des arrêts et non des services ?…

Jusques à quand verrons-nous des hommes passionnés, pressés d’amasser force titres, force richesses, arracher à leurs familles, à leurs travaux, à leur avenir [4.2]enfin, des hommes dont le seul crime est d’écarter de leurs fronts la honte, que d’autres jettent à la face de leur patrie ?…

Jusques à quand les verrons-nous, abusant des insignes dont la loi les a revêtus, et en face desquels la loi veut hommage et respect ; Jusques à quand disons-nous, verrons-nous ces hommes se jouer à la fois de la vie et de l’honneur des citoyens amenés à leur barre ; leur jeter du haut de leurs tribunes l’insulte et la calomnie au visage, puis se faisant les bourreaux de leurs pensées, les torturer impunément pour leur léguer les cachots de Ste Pélagie ou du mont St-Michel ! et ramasser pour eux un de ces crachats semés à profusion dans les antichambres de cour, puis monter d’un échelon !…

Oh ! nous désespérerions, et de notre pays et de l’humanité tout entière, si nous n’avions foi en un avenir prochain et riche des efforts de l’intelligence humaine.

Mais voici venir des hommes qui, comprenant mieux et le peuple d’aujourd’hui avec ses mœurs et ses besoins, et les destins de l’humanité, ont tracé la base sur laquelle doit s’asseoir notre nouvel édifice social. – Le temps ne saurait être éloigné, où il nous faudra tous grands ou petits, riches ou pauvres, mettre la main à l’œuvre !… Eh bien ! attendons : le courage et l’abnégation de soi sont le patrimoine du peuple et il sait jusqu’où doit aller la patience.

Notes de base de page numériques:

1. Ce procès qui eut lieu dans les derniers jours de l’année 1833 concernait les vingt-sept républicains, membres de la Société parisienne des droits de l’homme et accusés d’avoir conspiré à l’occasion du troisième anniversaire des journées de Juillet 1830. Après dix jours de débats et délibérations, le système du jury avait encore joué en faveur des accusés politiques et l’acquittement avait été prononcé.
2. Mirabeau (1749-1791) avait plaidé sa propre cause à Aix-en-Provence lors du procès qui l’opposa en 1783 à son épouse qui demandait la séparation de corps et de bien.
3. Mention ici du baron Jean de Laubardemont (1590-1653), conseiller d’État, chargé par Richelieu de la répression des places protestantes.

 

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