L'Echo de la Fabrique : 12 janvier 1834 - Numéro 54

LE PEUPLE A FAIM.

air : Eugène est mort.

Heureux du jour, sur vos tables splendides
Quand l’art conduit, de cent climats divers,
Pour assouvir vos estomacs avides,
Les meilleurs vins et les mets les plus chers ;
Sur les coussins où votre corps digère,
Sentez-vous pas, comme un remords soudain,
Poindre en vos cœurs cette pensée amère :
Le peuple a faim !

Sur vos tréteaux où se vautre l’orgie,
Le luxe dresse un autel fastueux,
Pour vous l’argent, le vermeil, la bougie,
Et le cristal reflétant mille feux !
Mais pour le pauvre, au lieu de porcelaine,
L’écuelle en terre et la cuiller d’étain !
Heureux encor, quand cette écuelle est pleine !…
Le peuple a faim !

Pour vous la vie avec ses jouissances,
En été l’ombre, en hiver le soleil !
Pour vous la mode, et la scène, et les danses,
Les nuits aux jeux et les jours au sommeil !
Mais pour le pauvre, abstinence, détresse,
Et l’eau du ciel pour détremper son pain ;
Puis l’hôpital quand blanchit la vieillesse…!
Le peuple a faim !

Assez long-temps, gorgés de priviléges,
De notre force on vous a rendus forts ;
Les députés sortis de vos collèges
Ont disposé de nos biens, de nos corps.
A cette lice où l’on vole sa place,
Le pauvre encor frappera-t-il en vain ?
Il veut entrer par droit et non par grâce !
Le peuple a faim !

L’instruction, cette manne féconde,
Pour le puissant, monopole nouveau,
Le pauvre aussi doit l’avoir, en ce monde
Où riche et pauvre ont le même cerveau.
Attendra-t-il qu’une pitié tardive
Jette à ses pieds un os avec dédain ?
Non ! du banquet il veut être convive,
Le peuple a faim !

Lorsque le peuple a, de sa main puissante,
Brisé d’un roi le sceptre et les faisceaux,
Il voit sortir de sa cave prudente
L’heureux qui vient butiner les morceaux.
Mais sonne encor l’heure trop différée,
Sa grande voix vibrera dans son sein :
« Faquins, arrière ! et place à la curée ! »
Le peuple a faim !

A. altaroche.

 

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