L'Echo de la Fabrique : 12 janvier 1834 - Numéro 54

BIOGRAPHIE POPULAIRE.
Le Républicain Carnot.

[7.1]carnot1 naquit à Nolay, département de la Côte-d’Or, le 13 mai 1753, d’une famille plébéienne. Il commença ses études à Autun, et alla les perfectionner à Paris pour les mathématiques, sous les auspices de d’Alembert.

En 1771, il entra comme lieutenant dans le corps du génie militaire. Capitaine en 1783, il remporta le double prix proposé par l’académie de Dijon pour l’éloge de Vauban2.

Cette même année, nommé membre de l’académie de Dijon, qui, soit dit en passant, le raya de son tableau en 1815, ainsi que Monge3, il publia son premier travail scientifique, l’Essai sur les machines, sujet auquel il donna plus tard de grands développemens sous ce nouveau titre : Principes de l’équilibre et du mouvement . Il écrivit aussi sur l’art militaire et l’organisation du corps auquel il appartenait.

Le département du Pas-de-Calais l’élut pour son député à l’assemblée législative. Il se dévoua dès-lors aux dangers et à la gloire de la vie politique. Sa première motion eut pour objet l’abolition des bastilles.

« Une citadelle, disait-il, est un poste fortifié près d’une ville qu’il commande et qu’il peut foudroyer à chaque instant ; poste qui, bien loin de nuire aux ennemis du dehors, ne peut que favoriser leurs projets… repaires de tyrannie, contre lequel doit s’élever toute l’indignation des peuples et la colère des bons citoyens. » La coalition étrangère menaçait la France, Louis XVI trahissait sa patrie, et les soldats manquaient de fusils : Carnot fit décréter la fabrication de 800,000 piques : la confiance se rétablit.

Après le 10 août, il fut chargé d’aller recevoir le serment de l’armée du Rhin ; il organisa à Châlons une armée de jeunes soldats qui, pour leur coup d’essai, rejetèrent l’ennemi par delà les frontières. Admis dans le comité d’instruction publique, dans le comité diplomatique, et dans le comité militaire, il prouva encore combien sa coopération était utile à la chose publique.

Il fut de nouveau choisi pour représenter le département du Pas-de-Calais à la Convention nationale ; il présida cette assemblée dans des circonstances difficiles.

Sa pensée et son courage grandirent avec les circonstances ; il proposa et fit adopter la réunion de la Belgique, que Napoléon ne voulut pas abandonner, mais que les Bourbons eurent la lâcheté de céder en 1814, et que Louis-Philippe refusa en 1830.

Quand vint le procès de Louis XVI, quand vint le jour où chacun dut consulter sa conscience et son patriotisme, il déclara le monarque coupable et demanda la peine de mort. Téméraires, qui, long-temps après l’orage, ne trouvez que des accusations contr’eux, qui se sont dévoués pour sauver la pairie, écoutez le sage Carnot prononçant du haut de la tribune nationale, la main sur son cœur, et d’une voix émue, ces solennelles paroles :

« Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la politique le veut également. Jamais, je l’avoue, devoir ne pesa davantage sur mon cœur que celui qui m’est imposé ; mais je pense que, pour prouver votre attachement aux lois de l’égalité, pour prouver que les ambitieux ne vous effraient point, vous devez, frapper de mort le tyran. »

La Convention l’envoya à l’armée des Pyrénées, puis dans le Nord, pour organiser une nouvelle armée.

[7.2]Les troupes coalisées bloquent Maubeuge : il faut un coup de main pour préserver cette place. Carnot arrive avec des pouvoirs illimités, change les dispositions prises par le général, se présente sur le champ de bataille, saisit le fusil d’un grenadier blessé, il vole à la tête d’une colonne, envoie Jourdan et Duquesnay à la tête d’une autre colonne, gagne la bataille de Watignies4, délivre Maubeuge.

Il était en mission hors de Paris quand le comité de salut public se forma : il en fut élu membre avec Prieur, de la Côte-d’Or, et Robert Lindet5. Tous trois s’occupèrent spécialement de l’organisation militaire.

En quelques mois, quatorze armées furent créées comme par enchantement, organisées et postées aux frontières ; des manufactures d’armes furent fondées, d’immenses approvisionnemens rassemblés. Carnot dirigeait toutes les opérations ; bien différent de nos ministres d’aujourd’hui.

Il travaillait dix-huit heures par jour : un verre de limonade, un petit pain, voila son repas ; il dormait le plus souvent sur un lit de camp placé dans son cabinet, afin de perdre le moins de temps possible.

Entièrement absorbé par l’administration de la guerre qui lui était exclusivement confiée, il prit peu de part aux luttes intérieures de la Convention. Mais il fallait défendre le pays, à l’intérieur, contre les contre-révolutionnaires, les conspirateurs et les traîtres ; à l’extérieur, contre la coalition étrangère ; le comité de salut public prenait des mesures terribles. Naturellement sensible, Carnot gémissait devant cette effroyable nécessité, et se bornait avec Prieur et Lindet à protéger le territoire national.

Après la mort de Robespierre et des siens, ceux qui avaient fait partie de l’ancien comité furent décrétés d’accusation comme ayant amené le régime de la terreur : Carnot monta courageusement à la tribune, défendit ses collègues, et revendiqua l’honneur d’avoir avec eux sauvé la patrie.

La réaction devenant de plus en plus violente, il allait être lui-même décrété d’accusation, lorsque Bourdon 6 de l’Oise s’écria : « C’est cet homme qui a organisé la victoire dans nos armées ! » et l’assemblée passa à l’ordre du jour par acclamations.

Il n’était que chef de bataillon par ancienneté de service quand il organisa quatorze armées, choisit et dirigea tant de généraux : il n’emporta pas d’autre grade en sortant du comité de salut public pour rester simple membre de la Convention.

Lors des discussions sur la constitution de l’an III, Carnot s’opposa vivement à la division du pouvoir législatif en deux assemblées, et à celle du pouvoir exécutif entre cinq directeurs.

Après la dissolution de la Convention nationale, quatorze départemens le portèrent au conseil des anciens.

Bientôt après, les suffrages du corps législatif l’appelèrent au Directoire ; il accepta, fidèle à son système de sacrifier toujours son opinion personnelle à la liberté publique.

L’administration de la guerre se trouva de nouveau remise en ses mains, et bientôt des succès éclatans apprirent cette nouvelle à l’ennemi. Les armées françaises reprirent l’offensive ; Bonaparte fut placé à la tête de celle d’Italie.

Cependant, la situation politique était des plus embarrassée ; d’une part, la terreur réactionnaire qui venait de remplacer la terreur de 93 avait enhardi le parti contre-révolutionnaire ; de l’autre, les jacobins, irrités par cette réaction anti-républicaine, ne se montraient [8.1]pas moins menaçans pour le nouveau pouvoir. De graves dissentimens sur la manière de contenir les deux partis ne tardèrent pas à se manifester entre Carnot et ses collègues. Ceux-ci voulaient sortir d’embarras par un coup-d’état : Carnot pensait que le gouvernement, déjà si faible par sa constitution sans unité, perdrait toute espèce de puissance s’il donnait lui-même l’exemple de la violation des lois. Le parti de la violence l’emporta ; le coup-d’état fut fait ; et, sous l’absurde prétexte de royalisme, Carnot fut compris dans les proscriptions de fructidor.

Il y échappa comme par miracle, et se réfugia en Allemagne, où il publia un écrit pour expliquer sa conduite et prédire à ses collègues tous les malheurs qu’ils allaient attirer sur la France. Cet écrit est connu sous le titre de Réponse à Bailleul, etc. Carnot y prend le titre de l’un des fondateurs de la république française.

La révolution faite par Bonaparte au 18 brumaire permit aux proscrits de revoir leur patrie. Carnot devint ministre de la guerre. Mais, après quelques mois d’une administration signalée par de brillans succès militaires et de nombreuses améliorations administratives, le ministre républicain, continuellement froissé par les tendances despotiques du premier consul, donna sa démission.

Il fut bientôt après élu au tribunal ; et toujours fidèle aux doctrines de toute sa vie, le tribun vota successivement contre la création de l’Ordre de la Légion-d’Honneur, contre le consulat à vie, et, seul de toute l’assemblée, contre l’érection de l’empire. Le discours qu’il prononça à cette occasion produisit une profonde sensation.

Rentré dans la vie privée, après la suppression du tribunal, le modeste Carnot se livra tout entier aux sciences et publia son grand traité de la Défense des places fortes, pendant que tant d’autres, oubliant leurs antécédens républicains ou bourboniens, encombraient les antichambres du nouvel empereur.

Mais lorsque les armées étrangères mirent le pied sur le sol français, en 1814, oubliant lui-même tout ressentiment personnel, et mettant de côté tout système politique, Carnot, par une lettre célèbre, offrit ses services au chef de l’état, ou plutôt à sa patrie. Napoléon lui confia la défense d’Anvers, l’un des points les plus importans du territoire envahi.

Carnot défendit Anvers jusqu’au moment où de lâches Bourbons consentirent l’abandon de la Belgique à leurs alliés. Sachant concilier les intérêts de l’humanité avec les exigences militaires, il avait conservé, sous sa responsabilité, un vaste faubourg que le conseil de défense voulait raser. Plus reconnaissans que les rois, les Anversois donnèrent à ce faubourg le nom de son sauveur.

Carnot ne se laissa point tromper par les espérances que la première restauration avait d’abord fait concevoir à beaucoup de Français : il signala sa marche contre-révolutionnaire dans son fameux Mémoire au roi, tout en donnant au gouvernement des conseils qui l’auraient peut-être sauvé, si les conseils d’un patriotisme sincère et courageux n’étaient pas presque toujours ceux que les rois s’empressent le moins d’écouter.

Napoléon, remonté sur le trône, chercha à se concilier l’opinion républicaine en lui donnant pour gage la nomination de Carnot au ministère de l’intérieur. Celui-ci [8.2]fit encore une fois le sacrifice de toutes ses répugnances au désir de servir son pays. Entré dans le conseil supérieur, il s’y montra plein de zèle et d’activité. Combattant néanmoins de tous ses moyens les tentatives despotiques de Napoléon, il s’opposa long-temps à l’acte additionnel ; mais, n’ayant pu réussir à en empêcher la publication, par un dévoûment plus grand que jamais, il y apposa publiquement sa signature, afin de ne pas briser, en présence de l’ennemi menaçant, le faisceau d’opinions dont l’unité pouvait seule sauver la France.

Après l’abdication, Carnot devint l’un des cinq membres du gouvernement provisoire. Il lutta par sa fermeté contre les manœuvres du traître Fouché7, sans pouvoir empêcher sa trahison, et ne quitta son poste que lorsque l’ennemi entrait dans la capitale.

Doublement proscrit par l’ordonnance du 24 juillet 1815 et par la loi dite d’amnistie du 12 janvier 1816 ; exclu par ordonnance de l’Institut dont il avait été l’un des fondateurs ; privé de la pension de retraite qui faisait sa seule fortune, et réduit à son modeste patrimoine qu’il avait bien des fois entamé au lieu de l’accroître dans les fonctions publiques, il déroba à grand’peine sa tête à l’échafaud, et vint demander un asile à la Pologne qui s’empressa de l’accueillir.

Mais la politique ombrageuse du despote russe, le menaçant à chaque instant de quelque violence, il quitta, non sans douleur, sa retraite et ses nouveaux amis, et vint s’établir à Magdebourg, où le gouvernement prussien lui fit un accueil honorable.

C’est dans cette ville qu’il a passé les dernières années de sa vie, partagé entre la culture des lettres et celle des sciences exactes qui avaient toujours été son occupation favorite. Différentes propositions lui furent faites, soit pour prendre du service à l’étranger, soit pour rentrer en France par tolérance du gouvernement royal : il repoussa les unes et les autres.

Carnot mourut à Magdebourg, le 2 août 1823, comme un sage bien plus touché des maux de son pays que de ses malheurs personnels, entouré de l’estime, du respect et de l’affection de tous les étrangers qui l’avaient approché pendant sa proscription.

Détracteurs de la république, qu’avez- vous à reprocher au républicain Carnot ?

(Populaire.)

Notes de base de page numériques:

1. Reprise du Populaire de Cabet, cette biographie du savant républicain Lazare Carnot (1753-1823) manifeste une nouvelle fois dans L’Écho de la Fabrique l’alliance de plus en plus ouverte avec les républicains.
2. Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707), ingénieur militaire français.
3. Gaspard Monge (1746-1818), mathématicien français.
4. En octobre 1793, la bataille de Wattignies, avait opposé les armées révolutionnaires françaises – commandées notamment par Jean-Baptiste Jourdan (1762-1833) et Florent Joseph Duquesnoy (1761-1801) – aux troupes autrichiennes.
5. Claude-Antoine Prieur-Duvernois (1763-1832) et Jean-Baptiste Robert Lindet (1746-1825), tous deux conventionnels.
6. François-Louis Bourdon (1758-1798), procureur au parlement de Paris.
7. Joseph Fouché (1759-1820), ministre de la police sous l’Empire.

 

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