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9 février 1834 - Numéro 58
 
 

 



 
 
    
 Variétés.

SAMUEL DUHOBRET.

Il n?est personne qui ne connaisse quelque ouvrage ou du moins le nom d?Albert Durer1, ce peintre admirable dont l?empereur Maximilien disait :

« Je puis bien d?un paysan faire un noble, mais je ne puis changer un ignorant en un aussi habile artiste qu?Albert Durer ; donc je dois faire bien autrement cas d?Albert Durer que de tous les nobles de ma cour. »

En outre, pour peu que l?on soit versé dans la biographie des artistes célèbres, on sait, jusque dans ses moindres détails, la vie agitée du peintre allemand, [6.2]et l?on a quelque anecdote à dire sur l?humeur querelleuse de sa femme et sur les tracasseries perpétuelles dont elle harcelait le pauvre homme. Avare, quinteuse, se laissant aller à la fougue d?un caractère bizarre, elle n?était point désarmée par la paresseuse bonhomie de Durer, ni par sa patience à toute épreuve. En vain se livrait-il, avec une assiduité sans exemple, aux travaux de son art, et chaque jour produisait-il une de ces admirables gravures que l?on recherche encore aujourd?hui avec tant d?avidité, elle venait le poursuivre jusque dans son atelier, et là, en présence de ses élèves, elle ne lui épargnait ni les cris, ni les sarcasmes, ni les injures.

Elle avait pour habitude, dans ses criailleries, de joindre le nom de Samuel Duhobret au nom de son mari : Samuel Duhobret était un des élèves de Durer qui l?avait admis par pitié dans son atelier, malgré son âge et son indigence ; car Samuel comptait près de 40 ans et n?avait d?autre ressource pour vivre que celle de peindre des enseignes ou des tentures d?appartemens, sorte de luxe alors fort répandu en Allemagne. Petit, bossu, d?une grande laideur, et par-dessus tout cela, bègue à ne pouvoir prononcer une syllabe, vous comprenez qu?il se trouvait le jouet des élèves de Durer, et que si l?on jouait un mauvais tour dans l?atelier, ce mauvais tour s?adressait constamment à Samuel. Baffoué par ses camarades, tourmenté par madame Durer qui ne pouvait lui pardonner d?être admis gratis dans l?atelier, et n?ayant pour ses repas que du pain noir, quand toutefois il avait du pain, le pauvre garçon ne trouvait de repos que les jours où il pouvait s?échapper dans la campagne, et aller peindre à son aise quelques-uns des beaux sites nombreux des environs de Nuremberg.

Alors, ce n?était plus le même homme. Sa figure humble et chagrine s?épanouissait, devenait radieuse, comme une fleur s?épanouit et devient radieuse au soleil. Il fallait le voir, assis sur le gazon, son porte-feuille sur ses genoux, et tâchant de saisir quelques-uns de ces admirables effets de la lumière qu?il excellait surtout à reproduire. Après avoir passé la journée de la sorte, il revenait à Nuremberg, et le lendemain il se gardait bien dans l?atelier de parler de son excursion de la veille, et encore moins de montrer les esquisses qu?il avait dessinées. Habitué à être le but de railleries sans pitié, il ne pouvait supposer que la vue de ses dessins dût exciter autre chose que des railleries : il reprenait donc silencieusement, dans le coin le plus dédaigné, la petite place habituelle où il ébauchait les gravures de son maître, et remplissait, relativement à ses ?uvres, les fonctions que les praticiens remplissent près des statuaires.

Excepté ces rares excursions champêtres dont nous venons de parler, Samuel arrivait à l?atelier dès le point du jour et y demeurait jusqu?à la nuit. Alors il rentrait dans son grenier, et reproduisait sur la toile les vues qu?il avait esquissées à la campagne. Pour se procurer des pinceaux et des couleurs, il s?imposait les privations les plus rudes ; il alla même plusieurs fois, dit l?historien allemand auquel nous empruntons ces détails, il alla même jusqu?à dérober à ses camarades des vessies de couleur et des pinceaux, tant il aimait l?art passionnément par-dessus tout.

Trois années s?écoulèrent de la sorte sans que Samuel eût révélé le moins du monde, soit à son maître, soit à ses camarades, les travaux nocturnes auxquels il se livrait. Comment parvenait-il à se nourrir ? C?est un secret entre Dieu et lui.

Un jour, il tomba malade : une fièvre violente s?empara [7.1]de sa chétive personne ; et durant près d?une semaine il demeura gisant sur son grabat, sans que nul vînt compatir à ses souffrances. La tête égarée et sentant qu?il allait périr, abandonné de tous, il prit une résolution désespérée, il se leva, mit sous son bras le dernier tableau qu?il avait peint, et se dirigea vers le logis d?un brocanteur, afin de vendre son ?uvre, n?importe à quel prix. Le hasard voulut qu?il passa devant une maison où se trouvait réuni beaucoup de monde. Il s?approcha, c?était une vente à l?encan d?objets d?art, rassemblés par un connaisseur durant trente années, réunis avec des peines inouïes, et, suivant l?usage, dispersés sans pitié et après la mort du savant qui avait passé sa vie à orner sa précieuse collection.

Samuel s?approcha d?un huissier, et obtint, non sans peine, à force d?importunités, et après bien des prières, que le tableau qu?il portait sous son bras fût mis à l?encan. L?huissier-priseur en fit l?estimation à trois thalers. Bon ! pensa Duhobret, me voila sûr d?avoir à manger durant une semaine entière, si toutefois je trouve un acheteur. Le tableau fit le tour du cercle et passa de main en main, tandis que la voix monotone de l?huissier répétait : « Trois thalers ! Qui met à prix ? A trois thalers ! »

Personne ne répondait.

Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmurait le pauvre Samuel ; mon tableau ne sera pas vendu ! Que vais-je devenir ?

Et pourtant c?est mon meilleur tableau ; jamais je n?ai mieux fait : l?air passe à travers le feuillage des arbres, et l?on dirait que les feuilles se meuvent, tremblent et murmurent. L?eau semble limpide : c?est bien la Pregnitz, belle, pure, féconde et lumineuse. Il y a de la vie dans les animaux qui viennent s?y désaltérer ! Et puis au fond quelle vue admirable ! L?abbaye de Neubourg avec son clocher transparent comme de la dentelle, ses édifices élégans, qu?un village entoure d?une ceinture de maisons ! ? L?abbaye de Neubourg, dont on vient de chasser les moines, et qui, j?en ai bien peur, sera bientôt démolie par son nouveau propriétaire ; car, hélas ! que fera-t-il d?une abbaye et d?un clocher, l?honnête luthérien ?

? A vingt-cinq thalers ! murmura une voix faible et sèche, qui fit tressaillir de joie Samuel stupéfait.

Il se leva sur la pointe des pieds, il tâcha de voir quelle personne venait de prononcer ces paroles trois fois bénies? O surprise ! C?était le brocanteur chez lequel Samuel se rendait, quand son bon ange lui inspira la pensée de s?arrêter proche de la vente à l?encan, et d?y proposer son tableau.

? A cinquante thalers ! s?écrie une voix éclatante.

Samuel aurait volontiers embrassé le gros homme vêtu de noir, qui disait cela.

? A cent thalers ! poussa la voix grêle du brocanteur.

Elle fut immédiatement couverte par ces paroles tonnées avec éclat.

? A deux cents thalers !

? A trois cents !

? A quatre cents !

? A mille thalers !

Il se fit alors un grand silence parmi les personnes présentes qui se rangèrent autour des deux enchérisseurs rivaux et qui, s?avançant dans le cercle, s?y trouvèrent [7.2]isolés et comme deux combattans. Samuel croyait rêver et poussait des exclamations confuses.

? A deux mille thalers ! dit le brocanteur, avec un rire sec et forcé.

? Vingt mille ! Le brocanteur pâle et comme enfiévré, joignit ses mains qu?agitait un mouvement convulsif.

Le gros homme, qui suait et soufflait, beugla plutôt qu?il ne dit :

? A quarante mille thalers !

Le brocanteur hésita ; mais un regard vainqueur et insolent de son adversaire lui fit murmurer :

? A cinquante mille thalers !

Le silence devint plus profond ; car à son tour le gros homme hésitait.

Pendant ce temps-là que devenait le pauvre Samuel ? Il s?agitait de toutes ses forces afin de s?éveiller ; car, disait-il, après un tel rêve, ma misère me paraît plus horrible, et ma fin plus rude.

? Eh bien ! A cent mille thalers !

? A cent vingt-cinq mille !

? L?original pour la copie ! Et que le diable vous emporte, damné brocanteur.

Le brocanteur sortit dans un état à faire pitié, et le gros monsieur emportait victorieusement le tableau, lorsqu?il vit s?avancer vers lui Samuel Duhobret, bossu et en guenilles. Le gros homme veut se débarrasser de ce qu?il croyait un mendiant, en lui jetant un peu de monnaie ; mais le bossu lui dit :

? Quand pourrai-je entrer en possession et de mon abbaye, et de mon château, et de mes terres ? Je suis le peintre du tableau.

Et il pensait en lui-même : Oh ! Le beau rêve ! Le beau rêve ! Pourquoi faut-il que le moindre bruit doive me réveiller tout-à-1?heure !

Le gros homme, un des plus riches seigneurs de l?Allemagne, le comte Dunkelsbach, tira de sa poche un porte-feuille, en arracha une page et écrivit quelques lignes.

? Tiens, mon ami, dit-il à Samuel, voila les ordres nécessaires pour qu?on te mette en possession de ton bien.

Samuel vint à la fin à bout de se persuader qu?il ne rêvait pas : il prit possession de son château, le vendit et se proposait de devenir un honnête bourgeois, ne faisant de la peinture que pour son agrément, lorsqu?il mourut d?une indigestion.

Son tableau demeura long-temps dans le cabinet du comte de Dunkelsbach, et il se trouve maintenant en la possession du roi de Bavière.

S. Henri berthoud.

(Musée des Familles2.)

Notes ( Variétés.)
1. Albert Dürer (1471-1528), peintre, architecte et sculpteur allemand.
2. Il s?agit ici du journal Le Musée des familles. Lectures du soir, publié à Paris à partir d?octobre 1833.

 

 

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