La lettre qu’on va lire nous ayant été adressée trop tard pour être insérée dans notre dernier numéro, force nous a été d’en retarder la publication jusqu’à aujourd’hui.
Au Rédacteur de l’écho de la fabrique.
Lyon, 14 février 1834.
Monsieur,
Le public n’ignore pas que depuis environ 7 mois les ouvriers cordonniers [6.1]et bottiers de la ville de Lyon et de ses faubourgs se sont associés pour arriver à faire augmenter leur salaire, et que cette augmentation était juste et équitable 1° parce que le travail de cette classe d’ouvriers s’est perfectionné et qu’il est devenu plus long à exécuter ; 2° parce que le prix de la façon était devenu si minime, qu’il ne suffisait pas pour procurer aux ouvriers seulement le nécessaire. La concurrence des maîtres qui, en formant leurs établissemens, donnent leurs marchandises au-dessous du cours aux consommateurs, et couvrent ensuite leur déficit en réduisant le salaire des ouvriers, a principalement amené la déplorable situation de ces derniers. Les ouvriers, qui croient avoir le droit, au moins, de vivre et de soutenir ou d’élever leurs familles, ont voulu, en s’associant, détruire d’abord la funeste concurrence que les maîtres-marchands se font entr’eux. Pour cela, ils ont arrêté que tous paieraient les façons suivant deux tableaux qui ont été dressés. Par ce moyen, les ouvriers arrivaient aussi à obtenir une augmentation de salaire qui leur permet de ne pas manquer, du moins, des choses les plus indispensables pour vivre.
Après cette demande d’augmentation, la plupart des maîtres l’ayant trouvée juste nous l’ont accordée en nous engageant à rentrer dans nos ateliers, ce que nous avons fait. Malgré tous nos efforts, nous n’avons pu réussir à rendre l’augmentation absolument générale. De la, est né un abus extrêmement criant et immoral qu’il importe de faire connaître au public, afin de lui démontrer la mauvaise foi d’un bon nombre d’hommes-maîtres.
Dès que les ouvriers eurent parlé de l’augmentation des façons, tous les marchands élevèrent pour le consommateur le prix de la chaussure, et celui-ci dut s’y soumettre ; mais, ce qu’il y a d’inique, c’est que des marchands n’ont vu, dans cette affaire, qu’un nouveau moyen de spéculation, toujours au préjudice de l’ouvrier. En effet, ils reçoivent journellement des consommateurs le prix de la chaussure suivant le taux de l’augmentation, et ils ont l’infamie de contraindre les ouvriers à travailler au taux des anciens prix, c’est-à-dire sans leur donner une partie de cette augmentation qu’ils reçoivent eux-mêmes.
Il y a plus, c’est que par un subterfuge indigne, quelques-uns de ces marchands se sont fait porter sur les listes de ceux qui avaient accordé l’augmentation, listes que la Glaneuse a publiées ; et ils ont refusé ensuite de la payer.
Mais, si nous sommes dupés, le consommateur ne le sera pas ; puisque nous avons publié, dans le temps, les noms de ceux qui donnaient ou promettaient l’augmentation, nous publierons, à présent, ceux des marchands qui la refusent, et nous comptons, M. le rédacteur, sur vous qui avez toujours défendu et soutenu la cause des ouvriers, pour nous aider dans cette circonstance.
Il est de notre devoir de remercier publiquement bien des maîtres qui, reconnaissant la justice de notre demande d’augmentation, se sont empressés d’y adhérer. Ceux-là, aussi, ont tenu conseil il y a environ quinze jours, pour aviser au moyen de s’unir, afin de maintenir la profession et de détruire les excès de la concurrence. Nous, qui nous sommes entendus avec eux, nous étions persuadés qu’à la prochaine réunion nous serions parfaitement d’accord avec tous les maîtres ; que cette haine, qui s’était élevée entre nous, s’effacerait ; qu’enfin, nous touchions au moment de faire cesser toute division, lorsque quelques maîtres, dont nous citerons plus tard, en détail, la conduite, ont semé la discorde pour empêcher tout arrangement. Ceux-là redoutent un accommodement parce qu’ils sont habitués à prospérer en volant le malheureux ouvrier. Ces hommes vils font travailler des pères de famille que la misère force à subir toutes leurs conditions, et c’est au cœur de l’hiver qu’ils ne rougissent pas de leur retenir, chaque jour, le tiers de leur salaire !… Nous laissons à nos concitoyens le soin de les juger comme ils le méritent !
Ce qu’il est important du bien constater, c’est que la discussion industrielle ne provient pas des ouvriers, mais bien de certains maîtres ; que le public se garde de l’oublier !… Afin, donc, qu’il en soit instruit et qu’il connaisse tous les faits que nous avons rapportés, veuillez, M. le rédacteur, insérer la présente dans votre prochain numéro. Recevez nos salutations fraternelles.
Au nom de la Société du Parfait-Accord, MONTPELLIER, délégué.