L'Echo de la Fabrique : 9 mars 1834 - Numéro 62

 

SUPPLEMENT au N° 62 de l?Echo de la Fabrique.

[9.1]Au Rédacteur de l?écho de la fabrique

Lyon, 7 mars 1834.

Monsieur,

Le Courrier de Lyon contenait dans son numéro de dimanche dernier, 2 courant, une lettre portant l?élastique signature un fabricant, et dont il est aisé de comprendre la portée et de deviner la source. ? Sous le prétexte apparent d?éclairer paris et la france sur le sujet du débat de nouveau soulevé entre les fabricans et les ouvriers, M. l?ancien fabricant, à l?exemple du mathématicien dupin, a livré à la publicité des calculs dont je nie complètement l?exactitude que je vais ici rétablir dans sa pure et simple vérité.

Un métier de peluche ne peut rendre jour par jour, en 230 pour l?année, que 1 aune et 1/4 d?étoffe (je défie qu?on soutienne le contraire), et à 2 f. 25 c. l?aune ; cela fait, sauf erreur, 2 f. 81 c. et 1/4 par jour, et non 4 f. 30 c. comme le dit ce monsieur.

Sont à la charge du métier, et par conséquent du chef d?atelier, les frais ci-dessous :

De pliage pour six pièces de 30 aunes, aunage ordinairement usité ; à 50 c. l?une, et non 30 c : 3 f.
De pliage de 16 poils de 300 aunes chaque, soit 18 à 20 aunes peluches à 4 f. et non 3 : 64 f.
De tordage, y compris la nourriture de la tordeuse, pour 5 pièces, à 1 f. 10 c. l?une : 5 f. 50 c.
De tordage, y compris la nourriture de la tordeuse, pour 16 poils à 90 c. l?un : 14 f. 40 c.
De remettage y compris la nourriture de la remetteuse et du purgeuri : 5 f. 25 c.
De cannetage pour 312 aunes et 1/2, à 10 c. l?une : 31 f. 25 c.
total : 123 f. 40 c.

Or, ces 123 fr. 40 c. prélevés sur les 703 f. 40 c., total de 250 jours de travail à 2 f. 81 c. et 1/4, comme je viens de le dire, donnent un capital de : 579 f. 72 c. 1/2. Et non de 1 044 f. comme le prétend M. l?ancien fabricant, et, comme on le voit, son erreur, si on peut ainsi s?exprimer, est grande.

Voici bien un autre calcul de ce spirituel monsieur : Si un chef d?atelier est marié, qu?il ait trois enfans eu état de tisser, etc., etc. Cette plaisanterie, vous le penserez comme moi, M. le rédacteur, est par trop forte ; il semblerait que nos femmes mettent au monde des enfans de 15 à 18 ans, tout prêts à passer la navette de droite à gauche, comme dit aussi le spirituel député professeur des ouvriers. Apparemment qu?il ne nous en coûte rien pour les élever jusqu?à cet âge, et que dès qu?ils l?ont atteint ce sont des outils, tout bénéfice, pour leur propriétaire !!? Oh ! M. l?ancien fabricant, vous êtes par trop plaisant.

Mais revenons à notre calcul, et disons : la moyenne des ateliers composant notre fabrique est de trois métiers environ. ? Ces trois métiers rapportent soit :

Pour le maître, ainsi que nous venons de l?établir : 579 f. 72 c. 1/2.
Par les mains de l?ouvrier, déduction faite des frais précités et du prélèvement de sa moitié : 228 f. 16 c. 1/4.
Par son épouse qui, lors même qu?elle serait bien robuste, ne saurait en tisser une aune par jour, et cela se conçoit aisément si l?on veut bien réfléchir aux charges, fatigues et maux attachés à sa nature (et qu?il serait assez juste d?alléger), 200 aunes ; ce n?est même pas raisonnable de supposer, au prix indiqué et avec déduction des frais dont il a été parlé : 370 f.
total : 1,777 f. 8 c. 3/4.

Or, comment croyez-vous, M. le rédacteur, que puisse être qualifiée l?erreur de M. l?ancien fabricant qui porte ce chiffre à 3,132 f. 45 c., et qui trouve à nous faire gagner 1,954 f. 56 c. 1/4 en sus, mais dans ses calculs seulement ? ? Ceci nous rappelle ce ministre [9.2] qui voulut un jour prouver, aussi par des chiffres, qu?un budget de 1,500 millions était plus mince que le milliard de la restauration.

Je dois aussi faire remarquer ici qu?un métier lacé par le chef d?atelier au compagnon, ne rapporte, par conséquent, que 62 c. et demi par jour, au lieu de 1 f. 90 c., comme l?a dit M. l?ancien fabricant.

Voyons maintenant s?il est vrai qu?un métier ne coûte d?achat que 80 fr., et à notre tour posons des chiffres :

Bois de métier : 28 f.
Pour étamper et façon : 4 f.
Trois rouleaux, l?un piqué : 18 f.
Une remisse de 44 portées avec les cordons, à 40 c. la portée : 17 f. 60 c.
Un battant à mécanique de 30 livres : 14 f.
Une navette en cuivre : 6 f.
Peigne en acier : 7 f. 50 c
Une paire de fers : 1 f. 50 c.
Un rabot et son pince : 3 f.
Un canard et un pannaire : 5 f.
16 lisserons et plombs pour charger la remisse : 10 f.
Une mécanique : 18 f.
Forcet, pincettes, cordes de bascule et autres, tuyaux, restins, marches, baguette et verge : 10 f.
Total : 142 f. 60 c.

A présent, demeurera-t-il prouvé qu?un métier rapporte par an six fois son capital, comme l?a dit l?ancien fabricant ? J?ai, je crois, déjà prouvé que c?était un grossier mensonge. ? On objectera peut-être que les métiers une fois payés laissent de bien plus grands bénéfices ? ici, je réponds qu?il faut :

Pour le loyer d?un an de l?emplacement de ses trois métiers, environ : 250 f.
Le chauffage des métiers : 50 f.
Le logement de l?ouvrier, à 3 f. par mois : 36 f.
L?usure des harnais, à 25 f. par métiers : 75 f.
Total : 411 f.

Otons encore cette somme du chiffre de 1,177 f. 88 c. 3/4, et disons enfin qu?il reste au chef d?atelier, pour bénéfice net, 766 f. 88 c. 1/4.

Croyez-vous, maintenant, M. le rédacteur, que la situation d?un chef d?atelier soit bien brillante, si, surtout, il a comme moi 4 ou 5 enfans ? Et n?est-ce pas mentir bien effrontément que de dire que les chefs d?atelier sont la véritable plaie de la fabrique et non les fabricans ? Et M. l?ancien fabricant n?a-t-il pas été un effronté menteur lorsqu?il a dit que le chef d?atelier pouvait se promener, jouer au billard, aller au théâtre, et être chargé en sus d?un emploi important dans l?association des mutuellistes, et être plus riche encore qu?un sous-préfet, un juge, un receveur-particulier, un employé d?administration !? Si ce Monsieur était mieux informé, il saurait qu?il n?y a pas de chefs chez nous et par conséquent point de sacrifice de temps au profit de l?association, et il se fût peut-être dispensé de ce dernier mensonge.

J?arrive au reproche adressé par ce monsieur aux chefs d?atelier, de ne pas donner les deux tiers de la façon à l?ouvrier, comme le fait, dit-il, celui qui dispose à lui seul de 40 à 50 métiers. Il y a dans cette assertion une double et grande erreur ; d?abord ce n?est pas 40 ou 50 métiers, mais bien 130 environ ; et puis, la division du partage entre l?ouvrier et le maître est, sur le chiffre de 90 c., de 55 pour l?un et de 35 pour l?autre.

Cette différence est notable, sans doute ; mais, pour l?expliquer avec franchise (si toutefois M. l?ancien fabricant sait ce que c?est que la franchise), il aurait dû faire savoir aussi que, contrairement à l?usage établi de temps immémorial parmi nous, les ouvriers, travaillant chez ce chef d?atelier, sont obligés de faire tordre et plier leurs pièces à leurs frais, et qu?ils ne sont ni logés ni nourris chez lui.

Enfin, il est bon de dire que ce ne sont pas des peluches qui se fabriquent dans cet atelier. Et au surplus, mes confrères et moi ne mettrons aucun obstacle à un partage de ce genre avec les ouvriers ; dès que ceux-ci voudront se charger du pliage et du tordage. Avec de semblables conditions rien n?est plus facile à nous que d?accorder les deux tiers pour façon.

[10.1]Voilà, M. le rédacteur, ce que j?avais à répondre à ce Monsieur, ou plutôt à M. le rédacteur du Courrier de Lyon ; car cette lettre n?est qu?un mensonge de plus ajouté à toutes les infamies débitées par ce journal.

Veuillez donner à cette lettre toute la publicité que comporte votre feuille, et agréer, etc.

f. ?uillet,

Chef d?atelier, Mutuelliste, aux Brotteaux,
rue Charlemagne, n° 1.

Note du rédacteur. ? Nous avions pensé, comme notre correspondant, que la rédaction du Courrier de Lyon n?était point étrangère à la fabrication de cette lettre ; mais nous savons assez les habitudes de ces messieurs pour ne pas être étonnés qu?ils usent de tous les moyens, tant méprisables soient-ils, pour dénaturer les causes de l?événement auquel se rattache la lettre qu?on vient de lire. Leur effronterie nous fait pitié, et ne saurait nous inspirer que le plus profond mépris pour l?usage qu?ils font de leur plume !?

Notes de fin littérales:

i. Le remettage n?est porté par M. l?ancien fabricant qu?à 2 f. 25 c. ce qui prouve seulement qu?il n?a de sa vie donné à remettre, car on donne à la remetteuse 2 f. 25 c. en espèces, plus un f. pour nourriture ; et puis 1 f. au purgeur, plus 1 f pour sa nourriture, ce qui fait bien selon moi 5 f. 25 c.

 

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