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16 mars 1834 - Numéro 63
 
 

 



 
 
    
Voici de l’histoire.

Lorsque en Novembre 1831, la terrible insurrection des ouvriers de Lyon vint contrister la France, un cri unanime se fit entendre chez nos gouvernans, dans les chambres et dans la société, sur la nécessité pressante de travailler à améliorer le bien-être des classes inférieures. C’était alors à qui chercherait un remède à leur détresse. On parlait de modifier la législation sur les céréales, toute dans l’intérêt des propriétaires-fonciers ; on pensait à abolir ou à alléger les impôts indirects sur le sel et les boissons, qui pèsent principalement sur les consommateurs des classes pauvres ; on supprimait la loterie ; on mettait en question le maintien des fonds de l’amortissement, dont l’effet principal est de favoriser l’agiotage, ou, si l’on veut, la Bourse et les rentiers. Puis, la crise une fois passée, quand les ouvriers eurent déposé les armes, que force fut restée à la loi ! tout ce mouvement en faveur d’améliorations s’évanouit. Un mois après, Casimir Périer venait déclarer à la tribune « qu’il n’y avait rien à attendre pour l’amélioration du sort des classes travailleuses et pauvres, que du temps, de la paix et des lois. »

Ainsi, plus rien n’était à faire dans l’intérêt des classes souffrantes ! On s’en remettait au temps ; mais la temps est long pour qui meurt de faim ! A la paix ; Dieu sait quand nous l’aurons ! Puis, sans doute c’est par les lois qu’il faut corriger les vices de l’organisation sociale ; mais qu’on nous cite une loi conçue dans le but de soulager le pauvre, de dégrever les octrois, les impôts indirects qui surchargent la consommation de première [1.2]nécessité. Il était bien plus commode de retomber dans le sommeil et d’oublier des réclamations importunes, jusqu’à ce qu’une crise nouvelle vînt réveiller les terreurs assoupies…

Il y a trois mois, des coalitions d’ouvriers excitèrent dans Paris quelques inquiétudes. Les artisans de tous genres, charpentiers, tailleurs, cordonniers, boulangers, prirent la résolution de suspendre leurs travaux jusqu’à ce que les maîtres consentissent à augmenter leur salaire. On se mit de nouveau à agiter les questions économiques ou sociales que soulève un pareil état de choses. Les journaux, ceux du gouvernement comme ceux de l’opposition, reconnurent là le symptôme d’un malaise réel et profond ; il ne faut pas croire en effet qu’un mot d’ordre suffise pour porter tout d’un coup la perturbation dans toutes les classes. Le Journal des Débats lui-même conseillait une extrême circonspection à faire intervenir les tribunaux dans cette querelle ; il professait, à cet égard, un sage principe : le respect de la liberté individuelle, qui permettait aux maîtres et aux ouvriers de débattre la question entr’eux ; selon lui, l’autorité ne devait pas aller au-delà de ce qu’il appartient à la loi de régler. Ce premier instant une fois passé, et quand on se crut en mesure de réprimer toute manifestation publique, les tribunaux se mirent à sévir et à appliquer rigoureusement les lois impériales contre le seul fait de coalition, dégagé même de toute contrainte, violence ou voies de fait.

Cependant la chambre des députés, convoquée au moment où cette agitation fermentait encore, arriva tout émue des inquiétudes qui s’étaient propagées du centre aux départemens les plus éloignés avec une parfaite bonne foi, elle crut devoir prendre en considération ce que la situation pouvait offrir de grave. Dans l’adresse en réponse au discours de la couronne, on crut devoir introduire un paragraphe ainsi conçu :

« Tout ce qui intéresse les classes laborieuses, tout ce qui a pour but de répandre et d’honorer le travail, sera accueilli par nous avec la plus vive sollicitude ; ainsi la nouvelle législation sur les douanes, impatiemment attendue, sera, de notre part, l’objet des plus sérieuses méditations, du plus consciencieux examen. – Depuis, qu’a fait la chambre ?

Aujourd’hui, enfin, qu’un incident imprévu est venu réveiller toutes les sollicitudes, que notre immense foyer [2.1]industriel, toujours prêt à jeter au loin 1’épouvante, porte encore dans son sein des germes de divisions et de lutte, que fait le gouvernement, que fera la chambre ?

Les hommes actuellement au pouvoir, et qui, il y a quelques années à peine, appelaient infame l’article 291 du code pénal, déclarent maintenant à la face du pays que la législation existante n’a plus assez de puissance pour contenir ceux qu’ils nomment factieux et anarchistes, et voila qu’ils veulent se faire octroyer une loi de suspects contre les travailleurs. – Vienne cette loi et vous les verrez, semblables à Don Quichotte défiant un rocher au combat, vous les verrez, dis-je, lancer un mandat d’amener contre 23 millions d’hommes qui ont le grand tort de conspirer contre les fruits amers que leur fait savourer quand même notre bienheureux ordre de choses.

Dire ce que feront les chambres dans ce cas, est vraiment chose bien difficile. Nous sommes depuis si longtemps habitués à ne les voir rien faire du tout.

Mais qu’elles réfléchissent, qu’elles interrogent la France d’aujourd’hui et non la France d’hier, qu’elles étudient mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui, ses mœurs, ses besoins et l’influence qu’exerce sur elle le développement incessant de la civilisation, sans quoi leurs lois se briseront contre le peuple, comme l’épée de Don Quichotte se brisa contre le redoutable ennemi qu’il avait appelé au combat.

 

 

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