L'Echo de la Fabrique : 16 mars 1834 - Numéro 63[2.2]La loi contre les associations dont s’occupe aujourd’hui la chambre des députés, est une loi d’oppression et surtout d’ingratitude ; car le ministre qui la présente est l’homme en France qui doit le plus aux associations, et qui s’en est le plus occupé. Orateur du carbonarisme, il se livrait dans son sein aux déclamations les plus furibondes ; tous les moyens lui semblaient bons pour arriver au renversement d’un pouvoir qui ne lui offrait pas la simarre. On comprend facilement sa conduite d’hier et celle d’aujourd’hui : hier ignoré, inconnu, il voulait arriver à tout prix ; aujourd’hui il possède les honneurs et surtout la faculté de puiser librement aux coffres de l’état. Cette faculté est tout pour lui, comme elle fut tout pour nos ministres qui depuis 1814 se sont tous, sauf deux ou trois exceptions, enrichis des exactions faites sur le peuple. On comprend bien maintenant la conduite de barthe et consorts : loin d’être en contradiction avec lui-même, il est très conséquent. Il voulait fortune, honneurs, naissance, il fallait s’associer, les amis du pays et de la liberté ne devaient former qu’un faisceau… Il a conquis puissance, honneurs et fortune… Soudain les associations n’ont plus été qu’un fléau, les patriotes des factieux, et les travailleurs qui s’associèrent, voulurent le pillage… Dès lors la nécessité d’une loi draconienne… On la propose, et la chambre, semblable à ces valets au cœur vil dont les bassesses vont toujours au-delà des exigences du maître, a dépassé les désirs du ministre. Déjà tous les journaux indépendans ont justement flétri cette loi inquisitoriale ; nous, aujourd’hui, nous voulons examiner ses effets sur les associations des travailleurs. Ces associations, on le sait, sont purement industrielles, philantropiques ; elles ont pour but la plus juste répartition du travail, un salaire plus convenable et l’assistance à ceux qui, privés de travail ou atteints de maladies, sont réduits au dénuement. C’est bien là le but des Mutuellistes, Ferrandiniers, Concordistes, Unistes, et des compagnonages, enfin, de toutes les professions. La loi nouvelle atteindra toutes ces associations : elle veut les frapper, car déjà le code pénal a été invoqué contre les mutuellistes et les ferrandiniers, contre les tullistes et les tailleurs de pierre ; il a été trouvé trop doux, trop bénin, et la loi barthe vient surtout corriger ce défaut que personne jusqu’à présent ne lui avait supposé. Cette loi tuera donc les associations : deux ou trois personnes ne pourront se réunir sans que la police, si insoucieuse des voleurs et si active contre les honnêtes gens ne vienne dire : Vous êtes une fraction d’association, vous conspirez la diminution des bénéfices des fabricans, vous violez la loi barthe ; la prison… On obéira, on gémira dans les fers, chacun sera effrayé, chacun vivra retiré, isolé ; l’ordre et la paix régneront, et nos ministres entasseront trésors sur trésors, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est bien là ce qu’ont dit les viennet, les fulchiron et autres sires de même force ; mais ils se sont fourvoyés ; ils ont cru que comme eux des citoyens seraient assez lâches pour trembler devant un mouchard, pour reculer d’effroi devant une injuste détention : non, les travailleurs connaissent leurs droits, et ils ne croient pas que quelques oisifs privilégiés, que quelques riches fainéans puissent briser leurs associations et leur jeter comme entraves le fer sanglant d’un sergent de ville on le bâton d’un [3.1]assommeur. On ne peut faire à Lyon ce qu’on a fait à Paris : ici tout les hommes de la police sont connus, ils ne tueraient pas impunément. Lyon n’a pas un antre de Jérusalem d’où l’on puisse se ruer en bêtes féroces sur la population, et où l’on puisse rentrer sans avoir été reconnus, signalés à la vengeance publique. Ici l’impunité ne serait pas possible : nous n’avons donc rien à craindre de la violence. Reste la loi et son exécution remise aux soins et au dévoûment des cours et tribunaux. Eh bien ! cette loi ne tuera pas les associations, elle aura un effet tout contraire ; l’association jettera de plus profondes racines ; les travailleurs comprendront, mieux sa nécessité ; ils sauront mieux encore que l’union fait la force, et pour cimenter cette union, ils seront plus dociles à la voix de la majorité ; ses arrêts seront ceux du destin ; on ne se permettra pas même le murmure. Il y aura danger… lien puissant qui manquait jusqu’à ce jour aux associations ; elles s’épureront ; elles seront sévères dans le choix de leurs adeptes, et les indiscrétions ne seront plus à redouter. Leurs décisions seront impénétrables, exécutées aveuglément. La police sera nulle ; car lorsqu’elle voudra agir, les faits seront déjà accomplis. Voila le premier effet de la loi promise. Il en est un autre grave, inévitable, que nous voudrions signaler au pouvoir, non pas que nous espérions, que nous voulions même l’arrêter sur le bord du précipice, mais afin de constater qu’il est peut-être le premier, le plus actif artisan de sa ruine. Ou sait que chaque associé s’identifie avec son association ; vouloir la briser, c’est le froisser dans ses affections, c’est le persécuter : la persécution enfante les haines, si les haines amènent les collisions sanglantes. Le souvenir de Novembre est encore palpitant. Si l’on n’eût pas persécuté les travailleurs, si on ne leur eût jeté le mépris et l’insulte à la face, le sang des citoyens n’eût jamais rougi le pavé de nos rues. La loi barthe est donc un brandon de discorde et de guerre civile : le pouvoir sème donc des orages… Eh bien ! qu’il recueille les tempête… Mais, il y a plus, ces travailleurs, qui ne s’occupaient que d’industrie, dont les réunions étaient toutes de pacification, ces hommes, qui s’inquiétaient fort peu que 20 millions de liste civile fussent mangés par un homme ayant nom Charles ou Philippe, n’arrêteront pas leurs haines sur les premiers instrumens de leur persécution, sur un commissaire central, ils remonteront jusqu’aux ministres, jusqu’à la pensée immuable peut-être, et Juillet pourrait bien, une seconde fois, donner à l’Europe le spectacle d’un drame aussi glorieux et plus fécond en résultats que celui de 1830. Car, qu’on ne s’y trompe pas, ces associations, si on les y force, laisseront leur mission de paix et d’organisation pour une mission de guerre et de renversement. Malgré les lois illibérales qui nous régissent, ces associations s’occupaient avec succès d’harmoniser tous les intérêts des travailleurs, de détruire l’esprit d’antagonisme et d’arriver enfin à une juste répartition du produit du travail entre la main d’œuvre et les capitaux. Ils n’abandonneront pas une œuvre aussi immense devant une loi qui ne leur paraît pas viable ; ils marcheront en avant. La police, les soldats et les tribunaux, armés de la loi barthe, se poseront devant eux. Pensez vous qu’on restera silencieusement en présence, qu’on se tiendra dans une observation timide ? Non, l’association est une œuvre d’humanité, une œuvre d’avenir, elle avancera et brisera les barrières impuissantes élevées sur sa voie ; car ce n’est pas Lyon seulement qui s’ébranlera, tous les travailleurs de France se donneront [3.2]la main, la face du pays sera changée et il prendront enfin dans la société la place qui appartient au travail et que l’égoïsme et la cupidité ont pu seuls lui refuser jusqu’à ce jour. Voila l’avenir que nous révèlent les associations. Loin, de le reculer, la loi barthe vient en hâter l’avènement. Courage donc, MM. de la chambre, faites des lois puisque vous n’avez rien de mieux à faire ; elles vivront moins que vous, car vous bâtissez sur le sable : et, vous le savez, quand vient le souffle populaire, vos frêles édifices volent en éclats… Voyez si vous voulez passer outre |