L'Echo de la Fabrique : 16 mars 1834 - Numéro 63

Variétés.

VOYAGES. ? la foire de salone en dalmatie. ? les ruines.

Le soleil n?était pas encore levé que je quittai Spalatro pour prendre la belle route de Salone située à une lieue de là, où devait se tenir la foire annuelle qui a lieu pour la fête de la Sainte-Vierge, et rendez-vous de tous les habitans du cercle de Spalatro. Je trouvai la force armée déjà en mouvement : des bandes de pandours avec leurs harunbaschis à leur tête parcouraient les chemins aboutissans et assignaient à chacun sa place à mesure qu?il arrivait. On rencontrait de nombreux groupes de femmes ajustant leur toilette dans les champs, et dépourvues de miroir, on les voyait se mirer dans les eaux pures du ruisseau qui arrose la délicieuse vallée de Salone. Dans ce jour solennel, elles n?épargnaient pas le beurre qui, pour elles, remplace la graisse d?ours ou pommade divine. On ne peut se faire une idée de la variété des costumes de toute cette population endimanchée, surtout de ceux du beau sexe. Le luxe des Morlaques consiste en une profusion de pendans d?oreilles, de boutons, de bagues, de médailles, et de larges plaques incrustées de verres de toutes couleurs, imitation de pierres précieuses. Une compagnie de femmes, pliant presque sous le faix de ces bijoux, faisait entendre en marchant une symphonie semblable à un carillon de clochettes. Les tresses de la chevelure des hommes étaient aussi enduites de graisse, et ornées d?oripeaux et de rubans. Mais si vous aviez eu l?odorat délicat, vous vous seriez bien gardé d?approcher de trop près de ces bons Dalmates, dont l?haleine dénonçait qu?ils avaient copieusement déjeuné avec de la chair de chevreau à l?ail. Je me trouvai pris, à ma grande mortification, entre deux bandes qui m?entraînèrent du côté de l?église, où je fus un peu dédommagé par le spectacle qui se passa sous mes yeux. Ce [6.1]n?est qu?à la porte de l?église que les Morlaques déposent leurs armes, et j?eus bientôt tout un arsenal à examiner. On m?avertit cependant de ne pas toucher à ces armes ; c?eût été faire injure à ceux qui les portaient ; mais plusieurs d?entre eux les offrirent d?eux-mêmes à ma curiosité avec une complaisance où je lisais leur satisfaction personnelle.

Il y avait des fusils de tous les calibres et de toutes les formes, dont un grand nombre étaient fabriqués avec des canons français et des platines turques, mais tous avec une crosse courte, qui lorsque le coup part repousse par ce choc brusque, qui est regardé par ces Morlaques comme une qualité et comme un accompagnement indispensable du combat. Plusieurs de ces crosses étaient incrustées d?ornemens grossiers en nacre, où l?on reconnaissait la main-d??uvre des Monténégrins. La plupart avaient de longs canons damasquinés des manufactures turques. Les Morlaques sont d?ailleurs très habiles dans l?art d?arranger les diverses pièces d?une arme à feu. Entre autres fusils, j?en découvris un de la manufacture de Versailles, que son possesseur se vantait d?avoir pris à un courrier français tué de sa main. Rien n?égale la justesse du coup-d??il d?un Morlaque lorsqu?il est étendu ou agenouillé derrière un buisson ; il ne vise jamais en vain. Il est moins adroit lorsqu?il tire le gibier au vol. Quand les munitions lui manquent, ce qui lui arrive quelquefois, comme on pense bien, il charge son mousquet avec de petits cailloux ou des morceaux de fer brisé. Le plus agréable présent qu?on puisse faire à un Morlaque, c?est de la poudre, et j?ai maintes fois conquis le c?ur d?un ami en Dalmatie par le don d?une seule charge. Combien de fois ai-je été importuné par ceux qui me demandaient la même faveur. En retour, le gibier qu?ils rapportaient m?était offert très cordialement. Ils n?y tenaient pas.

L?idée me vint malheureusement de montrer aux amateurs d?armes qui m?entouraient une paire de pistolets à platine chimique que je portais sur moi. La foule devint si grande, que je commençais à m?inquiéter des conséquences. Un morceau de bois que je lançai et tirai en l?air retomba deux fois de suite, avec l?empreinte du plomb, aux pieds des assistans, sans qu?ils m?eussent vu amorcer. Ils crurent qu?il y avait là-dessous quelque magie, d?autant mieux qu?ayant remis à l?un d?eux le pistolet sans avoir touché à l?amorce, il ne put parvenir à le faire partir. Je fus obligé d?avoir recours à l?intervention des pandours pour sortir du cercle qui s?était formé autour de moi, et où j?étais sur le point d?étouffer pour prix de la curiosité et de la surprise que j?avais excitées. Pendant tout le reste du jour, les miraculeux pistolets furent le texte des entretiens de tous les Morlaques, jeunes et vieux, qui tous me regardaient avec un air de respect et même de crainte superstitieuse. Vers le soir, un Morlaque de Souzeude, ville située sur la frontière turque, m?offrit toutes ses armes qui consistaient en cinq pièces de quelque valeur, si je voulais lui donner en échange un de mes pistolets, en lui communiquant le secret magique. Quelque envie que j?eusse de me procurer des armes turques, je préférais conserver mon crédit de magicien, et je refusai le marché. Je voulus justement savoir le prix en argent de ce qui m?était offert : mon marchand estima ses armes 90 piastres d?Espagne. Je lui dis ce que j?avais payé mes pistolets, pour lui montrer qu?ils ne coûtaient pas le quart de cette somme ; mais il me répartit vivement : « Ah ! monsieur, vous ne me dites pas ce que vous avez payé pour le charme ! »

L?office divin se termina par la procession de la Vierge [6.2]dont on porta la statue dans les rues de la ville. Les prêtres et les officians furent entourés de la troupe armée. Le vice-gardar et les harunbaschis, le sabre nu à la main, firent faire place au cortège, et je ne vis pas sans surprime la patiente soumission de ce peuple sauvage et impétueux, ainsi que la résignation avec laquelle les plus farouches Morlaques se laissaient maltraiter par leurs magistrats. Un petit signe à leur chapeau rouge est tout ce qui distingue les pandours de service, et ce signe suffit pour leur donner l?autorité d?arrêter leurs concitoyens, souvent même leurs propres parens ; tandis que sans cette espèce de cocarde brodée, toucher seulement un homme, serait donner un signal de meurtre et de carnage. Voila certes une preuve du respect que les Dalmates portent à la loi.

Quand la sainte image fut déposée sur une certaine pierre ornée de fleurs, pour servir de reposoir, et autour de laquelle plus de soixante pandours présentant les armes formaient un cercle, la foule fut si grande et si agitée qu?il y eut un moment de désordre. Chacun avait voulu faire consacrer son chapelet par le contact de la statue ; les prêtres se mirent à distribuer les rosaires bénis en dehors du cercle, et ce fut alors que les réclamations de tous ceux qui reconnaissaient les leurs firent naître les plus violentes querelles. Ces querelles devinrent des combats lorsque la procession, ayant repris sa marche, la populace se disputa les fleurs du reposoir. Ce fut un spectacle étrange : les prêtres et les moines chantaient les hymnes religieux, les armes des soldats étincelaient sous les bannières flottantes, et entre les riches vêtemens sacerdotaux, en même temps que s?élevaient les clameurs des combattans, mêlées aux saintes paroles de saint Ambroise. La toilette de mainte belle fut endommagée dans ce tumulte ; il était aisé d?estimer à leurs chevelures en désordre le prix qu?elles attachaient au gage de leur victoire.

Sur les onze heures, aux cérémonies de l?église succédèrent celles du festin du jour : de longues broches, auxquelles tenaient des agneaux rôtis tout entiers, furent plantées dans la terre comme des étendards, et tout autour s?assirent les groupes variés de chaque famille, qui comprenaient quelquefois jusqu?à trois générations. Les hommes ayant les premiers satisfait leur appétit, qui me parut des plus voraces, les femmes eurent leur tour, mais il ne leur restait presque que les os ; de l?ail cru et du vin qui coulait abondamment des outres en peau de bouc, tinrent lieu de dessert. Les Morlaques mangent peu de pain, leur mets favori est la viande, qu?ils dévorent avec une grande avidité. J?en ai vu qui mangeaient tout un agneau rôti en un seul repas. Ils supportent pourtant de longs jeûnes, et pendant plusieurs mois d?hiver les femmes vivent de racines et d?oignons sauvages. Mais ce peuple préfère à tout le jus généreux de la grappe que produit son fertile climat, et il en boit sans modération tant que la provision dure. Le Morlaque aime aussi beaucoup les banquets et ne perd pas les occasions de fête, telles qu?une mort, une naissance, un mariage ; il faut y ajouter les fêtes de l?église, les anniversaires et les réjouissances de famille, si bien qu?une moitié de la semaine se passe en galas, au risque d?affamer le pays.

Le son de plus en plus élevé de la voix des chanteurs, et par moment les notes monotones du fifre morlaque ou d?une rauque cornemuse, annoncèrent la fin du repas et le commencement de la danse. Personne ne parut s?inquiéter de trouver un emplacement pour ce divertissement. Le bal s?ouvrit un peu partout : sur la grande route, dans un champ, sur une bruyère, derrière une [7.1]chaumière ; avec ou sans musique. Chaque corps de danseurs se plaçait en rond, se tenant les uns les autres par leur ceinture de cuir. A un signal, tous se mirent à tourner en frappant du pied de manière à ébranler le sol. Le coryphée de la danse en dirigeait les mouvemens à son gré, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, en lui faisant décrire mille capricieux tourbillons, et en ralentissant ou hâtant le pas tour à tour, Malheur à celui qui lâchait la ceinture de son voisin : il mesurait inévitablement, la terre et entraînait sur lui tous ceux qui le suivaient, comme des capucins de cartes. On appelle cette danse la roue (colo), elle a beaucoup de rapport avec les joyeuses farandoles des provinces méridionales de la France. Quelquefois, lorsqu?un Morlaque fatigué et halelant à force de frapper du pied la terre, ne peut aller plus avant, un autre, qui n?a pas encore pris part à cet exercice, se glisse adroitement à sa place sans rompre la chaîne. Les femmes (vieilles et jeunes s?en mêlent) sont en général plus nombreuses que les hommes ; ceux-ci ne quittent pas leurs armes en dansant, et l?on entend souvent partir un pistolet au milieu d?un groupe.

Après la danse, vient le tir. De toutes parts les balles passent en sifflant sur vos têtes ; les patrouilles de pandours multiplient alors leurs rondes au milieu du tumulte ; mais il est rare qu?ils n?aient pas pris part au festin et leur gravité en souffre.

Je remarquai, comme un des plus singuliers contrastes de cette fête sauvage, les groupes de Castellani, habitans du long de la rivière ou rive du Thrace, près de Spalatro, qui se tenaient à l?écart des autres Morlaques, et s?asseyaient à table dans les maisons voisines, à la manière des hommes civilisés. Le costume des hommes était à peu près italien, et ils se contentaient pour toute arme d?un simple, couteau. Les femmes étaient richement vêtues de robes rouges flottantes avec un manteau à manches de la même couleur. Les groupes d?une classe plus élevée, s?assemblèrent pour le bal plus tard que les autres, sous une tente de toile, dressée sur les bords de la Salone. Ils exécutaient une espèce de danse montferrine, dans laquelle les plis de leurs costumes se déroulaient avec un effet pittoresque.

Enfin, l?approche du soir rappela aux plus joyeux danseurs qu?ils avaient encore du chemin à faire pour retourner chez eux, et la foule commença à se disperser dans toutes les directions : la plupart des hommes étaient à cheval, les femmes cheminaient à pied, chargées de leurs enfans, de leurs ornemens de toilette et des divers objets achetés à la foire. Je ne puis m?empêcher de remarquer ici que le traitement humiliant des femmes chez les Morlaques est une preuve de la dégénération de cette race. J?ai vu avec peine des femmes, dans une grossesse avancée, se livrant au travaux les plus pénibles de l?agriculture, pendant que leurs maris étaient là, près d?elles, l?air indifférent, appuyés sur leurs mousquets, et fumant leur pipe. La coutume sauvage de venger le sang par le sang est encore un des fléaux de ces contrées qui contribue à les dépeupler et à y favoriser un grand nombre de crimes.

La nuit vint. Les ruines de l?antique Salone s?animèrent du chant des buveurs et des derniers coups de fusil qui annonçaient la fin de la fête. Je suivis, pour m?en retourner, la route magnifique qui longe les bords du Thrace, et me rendis à Spalatro pour y contempler à loisir les débris du palais de Dioclétien. On sait que cet empereur, après avoir renoncé au trône, choisit pour sa retraite cette partie de la Dalmatie, et qu?il y fit élever un grand nombre de somptueux édifices dignes [7.2]de la grandeur romaine. J?avais déjà visité Spalatro, la ville la plus considérable et la plus peuplée de la Dalmatie, et qui est sortie de ces immenses palais et de leurs vastes dépendances. Mais ce qui piqua surtout ma curiosité, ce fut les ruines de Salone, que les Barbares détruisirent en partie vers le viie siècle. J?admirai le temple de Jupiter, qui depuis les premières années, de l?ère chrétienne, a été transformé en église ; le vestibule et la magnifique colonnade ; le temple d?Esculape, qui sert maintenant de baptistère, et la cathédrale qui était jadis un temple consacré à Diane. Le portique, à l?entrée duquel est encore debout un sphinx en marbre, est aussi un monument très remarquable.

En 1815, l?empereur d?Autriche ayant visité ces ruines, consacra des fonds pour y faire des fouilles, et on disposa un musée afin d?y renfermer les objets qu?on viendrait à découvrir. On a déjà retrouvé parmi les décombres une magnifique figure de Junon en marbre, des vases, des ornemens d?or et d?argent, des médaillés, des ustensiles de ménage, toutes sortes d?objets curieux et rares, comme des pierres portant des inscriptions, de petites chaînes et des anneaux en or, des flacons de cristal, et des encriers métalliques, dont quelques-uns contiennent encore de l?encre en état de dessication. Aujourd?hui, la plus grande partie de l?emplacement qu?occupait l?antique Salone est déjà déblayé.

(Edimb. Mag. Walden?s Travels.)

 

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