L'Echo de la Fabrique : 23 mars 1834 - Numéro 64

 TOUJOURS DU COURRIER DE LYON.

[3.2]Au milieu du déluge de lettres qui pleuvent depuis quelque temps dans les colonnes du Courrier de Lyon, tantôt sous cette signature : Un ancien fabricant ; autre part, sous ce titre : 16e lettre départementale ; une autre fois avec celui-ci : Troisième lettre d’un libéral à un membre de la Société des Droits de l’Homme ex-saint-simonien ; et quand nous croyons reconnaître, dans ces plaidoyers en faveur du bienheureux organisme industriel sous lequel nous sommes trop heureux de vivre, certain correspondant que le journal le Temps taxait de partialité et d’exagération, alors que la crise de février était pendante ; que trois jours après, ce correspondant se reproduisait niaisement dans le Courrier, sans même se donner la peine de déguiser ses formes de langage, et alors que nous voyons tout ce manège avoir pour but de garnir les poches du très honorable M. fulchiron d’argumens contre les associations, que nous voyons ce député tromper la France en présentant les chiffres que ce journal donne comme l’expression de la situation prospère des chefs d’atelier mutuellistes, bien qu’il ait aussi entre les mains des pièces qui, par l’autorité de leur signature, accusent hautement la vérité de celles qu’il produit au grand jour de la tribune ; et enfin, quand nous les voyons ainsi s’agiter tous, et accumuler mensonges sur mensonges pour se fournir l’occasion de bâcler une loi contre les associations, loi qui maintienne (si faire se peut) toutes choses dans l’état très satisfaisant où elles se trouvent, nous ne savons trop en vérité si nous ne devrions pas fermer les yeux sur ces honteuses menées, cette dégoûtante prostitution de la pensée, et si nous ne pourrions pas employer mieux notre temps qu’à démentir encore quelques-unes des assertions mensongères de cette feuille, et attendre en même temps que travailler à la solution d’une question qu’ils s’efforcent de ne pas paraître comprendre.

Voyons pourtant ce que dit l’auteur de la 16e lettre départementale. – D’abord, et nous y sommes, Dieu merci, bien habitués, c’est un fatras de déclamations contre les agitateurs politiques, contre les menées de l’Association des Droits de l’Homme. Nos lecteurs savent maintenant la formule par cœur ; ainsi il est bien inutile de la leur faire subir encore ; nous passons donc, nous contentant tout simplement d’observer à la 16e lettre départementale que les ouvriers savent très bien de quel côté sont parties les excitations au désordre et comment ils sont parvenus à en triompher. – Nos gouvernans le savent très bien aussi, et sont certainement sur ce point très innocens.

L’auteur de cette lettre, sous l’influence de cette pensée que Novembre et Février sont purement accidentels et ne se rattachent à aucun fait social nouveau, aborde la question des charges qui pèsent sur la classe des travailleurs, et cherche à prouver que ces impôts de toute nature sont peu onéreux pour les ouvriers de la Croix-Rousse surtout ; mais il appelle néanmoins à ce sujet d’importantes modifications. Ainsi il parle de réductions majeures dans les droits perçus sur la viande, le sel, le vin, etc. – Le pain, selon lui, serait à un taux modéré, et il n’y aurait là rien à changer. A cela près nous trouvons que l’auteur de la seizième a quelque raison d’appeler ces réductions. Mais, s’il est vrai que les campagnes soient favorisées, ce qui, toutefois, n’empêche pas les travaux agricoles d’être en souffrance, et rend de ce côté impossible une augmentation qui aurait [4.1]pour but de dégrever les villes, où prendra le fisc qui nous dévore aujourd’hui quelques cent millions de francs de plus que l’ex-royauté de par Dieu ? Les riches ne permettront certainement pas que ce soit sur eux tant qu’ils auront seuls voix délibérative en cette matière, et ils ne paraissent guère disposés à partager avec nous cette prérogative. Or, comment s’y prendront nos hommes d’état pour opérer cette réduction qui déjà ne serait qu’un très léger palliatif bientôt frappé d’une complète nullité par le vice organique de notre système industriel et commercial, alors que passant sous silence cette capitale considération, l’urgence et la nécessité de cette réduction leur sont néanmoins clairement démontrées ? – Nous désirerions bien que l’écrivain auquel nous répondons voulût résoudre ce dilemme.

Mais voila que de ce que l’octroi de la commune de la Croix-Rousse est de beaucoup inférieur à celui de Lyon, le correspondant du Courrier en conclut que la situation des travailleurs y est très heureuse, et repousse tout prétexte de sédition. – Il s’étonne aussi que ce soit de là que s’est élancé le conflit de Novembre.

Nous comprenons, nous, que quand le salaire des travailleurs est généralement descendu à un taux si modique qu’il peut à peine suffire aux premières nécessités de la vie, tout droit perçu sur la consommation, sur l’alimentation des travailleurs, est une charge anti-humaine, un impôt immoral et révoltant.

Si le conflit de Novembre est parti de la Croix-Rousse, c’est que là se trouve, comme le dit avec raison l’auteur de la seizième, une agglomération considérable d’ouvriers, et qu’à ce temps-là, la presque totalité arrivait à peine à gagner 18 à 20 sous par jour. Notre antagoniste peut bien avoir oublié ce fait (les gens de certaine opinion, de certaine classe ont si courte mémoire), mais il ne saurait l’ignorer. – Aujourd’hui, grace aux dispositions des dispensateurs du travail, un autre Novembre surgirait certainement des mêmes causes qui ont une très grande tension à se reproduire si les ouvriers, à l’aide des leçons de l’expérience, n’avaient trouvé dans l’association des moyens sûrs d’échapper à une telle catastrophe et de forcer au respect de leurs droits, à la prise en considération de leurs plaintes.

Mais si d’un côté la perception des impôts qui pèsent sur les objets de première nécessité, est un déni de justice, un affront fait à l’humanité ; si de l’autre, en même temps que de fortes réductions dans ces impôts seraient d’abord un acte de haute sagesse, en vue de l’amélioration du sort des masses (mais difficile à opérer par les raisons que nous avons alléguées plus haut), une suppression totale, bien mieux encore un acte de justice et de moralité ; il est assez prouvé, d’autre part, que le dévorant appétit d’une machine gouvernementale telle que la nôtre, ne saurait s’accommoder d’une semblable résolution.

Pour nous, qui savons bien qu’il faut à cet appétit de l’argent, beaucoup d’argent ! Qui savons en outre qu’alors même qu’une suppression totale de ces impôts serait décrétée, il n’en surgirait qu’une amélioration passagère dans la condition des travailleurs, que l’allure de notre système industriel et commercial aurait assez tôt dévorée par son principe de base : liberté illimitée, libre-concurrence, principe si bizarrement interprété aujourd’hui, et alors que l’expérience l’a déjà solennellement accusé d’être seul la source des souffrances du corps social tout entier : nous croyons, le lecteur nous aura sans doute compris, que cette suppression totale d’impôts, impossible du reste, et dont l’application générale donnerait [4.2]à peine 2 sous de bénéfice à chacun des 32 millions d’individus qui composent la société française, ne leur serait guère mieux un remède que ces impôts, la seule et réelle source des luttes passées et à prévoir entre les travailleurs et les détenteurs de capitaux. Dans l’état présent, une part du mal est là sans doute, mais sa souche est dans l’ordre des relations, dans cet ordre de la répartition des bénéfices de la production où le travail-capital, tout aussi important en industrie que l’argent, est néanmoins son très humble valet. – C’est de là (qu’on cesse de feindre de l’ignorer) qu’est sorti Novembre ; c’est aussi là que gît la cause qui a produit la crise pacifique de février, et les associations qui ont surgi et s’étendront, quand même, jusqu’à ce qu’elles aient embrassé la masse générale des travailleurs, prouvent assez que leur instinct les a bien servis.

Nous nous sommes, à dessein, longuement étendus sur ce point où se trouvent à la fois et le mal et le remède ; notre devoir était de tout signaler. Que maintenant nos législateurs veuillent bien comprendre et faire le leur, sinon advienne que pourra ; ce n’est pas nous qui aurons failli ; ce ne sont pas les travailleurs qui demeureront coupables et responsables des maux qu’une terreur puérile et de machiavéliques intentions semblent amasser sur notre belle France.

L’anarchie grande qui règne dans la répartition des impôts personnel et mobilier ne nous permet pas plus de vérifier l’exactitude de ce fait avancé par notre adversaire : que la loi dispense de tout impôt ceux dont le loyer ne s’élève pas au-dessus de 250 fr., que les trop courts instans que nous aurions à donner à cette recherche, car il nous faut travailler pour vivre (ce qui nous rend sans doute moins honorables que MM. du Courrier.)

Mais, ce que nous savons très bien, c’est qu’aujourd’hui encore une foule d’hommes qui n’ont qu’un très modeste réduit et leur travail dans des ateliers qui ne sont point les leurs, sont encore imposés en personnel et mobilier, et que, grâce aux entraves qui entourent toute espèce de réclamation, les ouvriers trouvent encore dans un meilleur emploi de leur temps un compte plus avantageux à payer et se taire jusqu’à ce que justice soit faite, ce que nous espérons bien.

Mais, dit l’auteur de la seizième, la ville de Lyon prend sur son octroi 320 mille francs dont elle dégrève cet impôt (personnel et mobilier) ; la Croix-Rousse 10 mille. – Mais qu’il veuille bien répondre à cette question que nous lui adressons :

A Lyon comme à la Croix-Rousse, qui, des travailleurs ou des hommes d’argent, remplit le mieux les coffres de l’octroi ?

Pour nous, la réponse ne saurait être un doute, et que ce soit au nom de l’impôt personnel et mobilier, ou par les droits d’octroi que l’on arrive à pressurer le peuple, il n’en est pas moins vrai que c’est sur lui que se prélève la plus forte partie du budget. Et en vérité, la finesse de notre adversaire n’est pas très heureuse et ne saurait être un sérieux et valable argument.

Passant aux loyers, le correspondant du Courrier avoue que là est la partie la plus onéreuse des charges de l’ouvrier (et en cela il a quelque raison), puis il signale une baisse notable dans leur prix en émettant le vœu que, dans leurs propres intérêts, les propriétaires veuillent bien en comprendre les salutaires avantages.

Ces conseils sont fort justes sans doute, et nous pensons aussi comme lui, qu’il est mal de faire peser sur l’ouvrier solvable les non-valeurs, le dommage [5.1]causé à la rente du propriétaire par celui qui ne paie pas. – Mais nous demanderons tout d’abord comment on s’y prendra pour faire entendre aux propriétaires qu’ils doivent se contenter d’un revenu de 5 à 6 pour cent sur leurs propriétés, tandis qu’ils voient le plus ordinairement, dans le commerce, le capital rapporter 10 et souvent 12 pour cent.

Bien que le capital ainsi employé n’ait pas autant de chances de perte qu’en industrie, les propriétaires n’en veulent pas moins augmenter leur bien-être en lui faisant rapporter le plus possible ; et d’ailleurs, alors même que les propriétaires, se rendant aux invitations qui leur sont faites, diminueraient le prix des locations, en tireraient-ils le profit qu’on leur promet ? – La baisse constante des salaires, conséquence forcée du système actuel, n’arriverait-elle pas bientôt pour rétablir le tout dans les mêmes conditions, et soumettre de nouveau les propriétaires à des non-valeurs ?

Mais disons-le, pour qu’il y ait sécurité pour le propriétaire, certitude d’une rente convenable, il faudrait, avant tout, qu’il y ait garantie de travail pour l’ouvrier, garantie d’un salaire proportionné à son apport dans l’action industrielle, et l’ordre actuel n’est pas fertile en garanties. – Comme on le voit, nous sommes encore naturellement amenés à soulever la grande question de l’association des trois leviers industriels, travail, capital et talent. – Là se trouve la solution du problème et le terme de l’anarchie sociale.

(La suite au prochain numéro.)

 

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