L'Echo de la Fabrique : 30 mars 1834 - Numéro 65

 M. PRUNELLE

ET LA LOI CONTRE LES ASSOCIATIONS.

C’est quelque chose de bien digne d’attention que ce qui se passe aujourd’hui au sein de notre foyer législatif ! Elle est à la fois triste et bizarre, l’attitude menaçante que prennent enfin ces hommes qui ne comprenant plus rien, ou ne voulant rien comprendre dans les faits qui ont surgi avec notre nouvelle époque, veulent à tout prix étouffer le progrès de l’esprit humain, et entraver la marche gigantesque du peuple vers cet avenir que Juillet lui avait un instant marqué comme le terme de ses longues et pénibles souffrances, comme le prix de ses constans et douloureux sacrifices.

Mais c’est aussi quelque chose de bien honteux que les effrontés mensonges, les lâches calomnies et les grossières imputations qu’à la face du pays les amis du trône de par les pavés de la grande semaine nous jettent à la face pour nous imposer leurs décrets de violence, leurs lois machiavéliques et anti-humaines.

Rien aujourd’hui ne semble plus devoir arrêter ces hommes dans cette fatale voie, qui plonge un peuple au fond d’un creuset révolutionnaire, et l’en fait sortir baigné de sang, dans ces cruelles guerres qui déciment les familles, condamnent à de longues journées de deuil ceux qui échappent au génie de la mort et impriment le sceau de l’infamie et de la réprobation nationale sur le front de tout une famille de rois !!!… – Mais bientôt la lutte aura commencé, et si aujourd’hui nous élevons encore la voix, ce n’est pas que nous espérions les retenir sur les bords de l’abîme ouvert sous leurs pas, tout ce qui se passe [1.2]prouve assez que nous ne réussirions pas plus aujourd’hui qu’hier à nous faire entendre. – Ils ont déjà étouffé tant de salutaires conseils, tant de graves leçons dans leurs rires stupides et cruels, qu’il faut enfin que les destins s’accomplissent. Puisse, quand l’heure sera venue, le châtiment n’atteindre que les coupables…

Déjà, dans leur ardent amour de la liberté, ils ont étouffé la presse populaire, et gardant pour eux seuls le monopole de l’éducation du peuple, ils l’appellent celui de tous le plus libre, alors qu’ils en sont presque venus à faire passer la voie publique par le domicile des citoyens.

Bientôt ils déclareront le pays en danger et le vaisseau de l’état miné par un vaste complot, quand deux hommes seront vus par eux faisant échange de leurs pensées. Enfin, demain peut-être, dans leur criminelle folie, ils auront tenté leur dernier crime de lèze-humanité, en se ruant comme des vampires sur le principe de sociabilité le plus grand, le plus sacré : l’association ! Mais alors demain sera un jour de deuil, et le pays tout entier devra se voiler la tête !!! – Pauvre France ! comme ils t’ont faite !…

Aujourd’hui, déjà tous les journaux indépendans ont retenti d’imposantes protestations contre l’odieuse loi que nos seigneurs et maîtres se préparent à nous imposer comme un lot éternel de misère, d’ignorance et de servitude ; c’est le dernier cri d’alarme de la presse, c’est le qui vive au peuple ? le peuple a répondu. – Il voulait la paix, on lui a répondu par un cri de guerre : eh bien ! soit, il est prêt au combat ! Mais écoutez, vous qui lui jetez un insolent défi : dès qu’il aura tiré l’épée il jettera derrière lui le fourreau. – A vous donc de porter les premiers coups ; le peuple peut bien accepter la guerre civile comme un déplorable fléau, comme une sanglante injure à Dieu et à l’humanité ! mais ce ne fut jamais sur sa tête que s’est imprimée la honte de l’avoir provoquée ; et ce qui ne fut jamais ne sera pas encore aujourd’hui !!!

L’Association des Mutuellistes lyonnais se rappelle et n’oubliera jamais que la première sur la brèche, elle a planté le drapeau de l’émancipation des travailleurs, donné le signal du départ, et, soldat d’avant-garde, fait le premier pas vers la conquête d’un ordre plus [2.1]conforme aux lois de la nature, aux vœux de l’humanité, aux droits et aux besoins du peuple ouvrier ! – Elle voit avec le plus profond mépris les honteuses menées qui tendent à jeter dans son sein la désorganisation, et elle saura prouver, dès que le temps aura commandé, qu’elle peut encore se lever comme un seul homme, elle et les nombreuses associations qui, comme nous l’avons dit déjà bien souvent, sont venues signer au même pacte d’alliance.

Aujourd’hui, comme nous l’avons fait déjà, nous laisserions MM. de la chambre des députés lui cracher au visage les mensonges impudens tant de fois débités contre elle depuis qu’ils élaborent cette loi déplorable et injurieuse pour une nation grande et généreuse, si nous n’avions à démentir en son nom le député Prunelle, ce premier magistrat de notre cité, et magistrat très paternel comme nous n’en saurions plus douter. – Hâtons-nous d’en finir avec lui et avec tous nos représentans, car le temps nous presse et nous appelle à de plus graves occupations.

Or, voici ce dont il s’agit :

M. prunelle, en sa double qualité de premier magistrat de notre cité et de soutien du trône, a, dans un excellent discours prononcé dans la séance de la chambre des députés du 19 mars dernier, appelé l’attention de ses honorables collègues sur l’association des Mutuellistes et leur a dit :

1° Que les corporations, avant 89, avaient eu pour résultat manifeste d’entraver l’industrie ; – qu’à notre époque, ces corporations étaient contraires à la loi, et que leur résultat inévitable serait de détruire complètement l’industrie.

Nous lui répondons que si les corporations ont avant 89 entravé l’industrie, ce que nous voulons admettre, même sans vérification, c’est qu’elles faisaient de toutes ses branches un monopole dont elles disposaient en souveraines et en étouffaient le progrès, parce qu’elles empêchaient toute espèce de rivalité, d’émulation.

Telle est-elle leur intention aujourd’hui ? M. Prunelle sait bien tout le contraire, et à Dieu ne plaise que nous appelions à notre secours les maîtrises, etc. ; il n’est pas dans la nature des peuples de marcher à reculons ; et aujourd’hui plus que jamais nul n’est tenté de regagner l’enfance, les leçons du passé ont coûté assez cher pour qu’elles produisent maintenant de bons fruits. – Mais si nous disons arrière aux maîtrises, si nous voulons la liberté pour tous, et si nous disons : point d’entraves au travail, nous ne voulons pas davantage de la libre concurrence dont l’effet le plus certain est la baisse incessante des salaires, place les travailleurs sous la dure dépendance des capitalistes, en même temps qu’elle est un acheminement à l’agglomération de l’industrie en un petit nombre de mains, inévitable et dernier résultat qui leur serait aussi funeste que celui que nous venons d’indiquer.

2° Que les sociétés politiques, celle des Droits de l’Homme particulièrement, ont cherché à entraîner au désordre l’association mutuelliste, et il s’appuie sur l’extrait suivant d’un des ordres du jour de l’association :

« Nous recommandons à nos frères de faire attention qu’on veut introduire dans les loges les imprimés des Droits de l’Homme, et ceci doit être repoussé dans la crise où nous sommes. Chaque chef de loge reste responsable de l’exécution de cet arrêté. »

Ceci prouve tout simplement que l’association mutuelliste, ayant pour but l’amélioration de sa condition matérielle, et se trouvant alors dans une circonstance grave, avait besoin de toute l’attention de ses membres et évitait scrupuleusement tout ce qui aurait pu la détourner ; [2.2]c’était à ce moment une mesure de discipline et non une proscription à toujours. Le fait de cette introduction, qui ne fut jamais empêchée en temps ordinaire, est d’autant plus naturel que plusieurs d’entre nous font partie, non-seulement de la Société des Droits de l’Homme, mais encore de plusieurs autres sociétés patriotiques. – Maintenant, nous devons le dire à M. Prunelle :

Il est faux que la Société des Droits de l’Homme ait fait une seule démarche pour agir sur les Mutuellistes.

Il est faux que plusieurs des membres de cette association, faisant également partie de celle des Droits de l’Homme, aient été expulsés de son sein.

Il est faux que les sociétés politiques aient rien fait pour pousser les Mutuellistes à la suspension générale des travaux ! – Quoi qu’en dise notre maire-député, les motifs de cette suspension étaient assez puissans pour la commander, mais disons-le sans détour, l’association des Mutuellistes se reconnaît surtout un tort, celui d’avoir mal choisi son temps.

Que M. prunelle, député, ait cherché à tromper le pays dans cette circonstance, nous le comprenons ; mais que le maire de Lyon ait trahi la vérité pour justifier la venue d’une loi infame et anti-sociale à laquelle nous saurons résister, voila un acte odieux et indigne du premier magistrat d’une cité, et nous appelons sur cet acte l’indignation de tous les bons citoyens amis de l’ordre.

Mais voila que M. prunelle, en parlant des ouvriers, dit :

« Que ce sont d’honnêtes gens, qu’il ne leur manque que de l’instruction, et qu’ils sont en erreur sur un principe d’économie politique : la question des salaires. »

« Ils ne peuvent pas comprendre, dit-il ensuite, que le salaire ne peut se composer que de la quantité de travail demandé, et du nombre d’ouvriers qui se trouvent sur la place pour confectionner. Ces idées ne peuvent pas entrer dans leur tête parce que depuis deux ans on a farci leur cerveau d’idées saint-simoniennes. »

En vérité, nous ne nous étions jamais douté que M. prunelle, docteur, inspecteur des eaux de Vichy, maire, député, etc., fût encore professeur d’économie politique ou sociale, comme il lui plaira.

Eh bien ! nous nous contentons de répondre au savant émule de M. Charles Dupin, que ce que nous ne pouvons pas comprendre, c’est que dans une société où tous les hommes, dit-on, sont égaux et ont les mêmes droits, dont l’existence repose tout entière sur le travail, il n’y ait pas travail pour tous et toujours, et que le salaire de cette indispensable condition de la production et de la richesse sociale ne puisse pas fournir aux propriétaires de cet autre capital de quoi subvenir aux premiers besoins de la vie, alors que ceux-là qu’on appelle négocians, commissionnaires, détaillans, courtiers, capitalistes, etc., etc., y trouvent la source de leur prospérité et de l’abondance au sein de laquelle ils nagent délicieusement.

Que si les ouvriers se rattachent à quelques-uns des principes st-simoniens, ce dont nous ne pensons guère à nous rendre compte, c’est qu’il y a au fond de ces principes sans doute quelque chose dont MM. les députés peuvent bien rire, mais qu’ils se garderaient bien de contester au grand jour.

M. prunelle cite encore quelques ordres du jour de l’association des Mutuellistes, qui tous prouvent qu’elle a agi avec la plus grande prudence et la plus grande circonspection, qu’elle a eu constamment à cœur d’échapper [3.1]à toute espèce de provocation ou de collision ; mais, ce que s’est bien gardé de dire l’honorable membre, et ce qui est pourtant demeuré clairement démontré, c’est que les provocations auxquelles elle a voulu et su se soustraire quand même étaient tout simplement celles de toutes les polices qui se disputent à l’envi la conservation du bienheureux ordre de choses.

Enfin M. prunelle, en rappelant à ses collègues dans quel but s’était d’abord établie l’association des Mutuellistes, achève son galimathias d’absurdités et de mensonges, en la présentant comme un corps militaire ayant deux fois changé de face depuis 1831. – Selon lui elle aurait d’abord tenté l’envahissement de la Savoie, et plus tard elle aurait commandé ce qu’il appelle les promenades d’octobre, et contribué aux événemens de Novembre. – Eh bien ! nous sommes encore ici forcés de lui donner le démenti le plus formel.

Si ce mensonge n’était odieux dans son but, nous dirions combien il est ridicule de la part du magistrat-député, de représenter les Mutuellistes, qui sont tous chefs d’atelier, et en grande partie pères de famille, comme des soldats de la propagande révolutionnaire !

Mais il lui fallait, magistrat le plus paternel de notre cité, donner solennellement à la France une preuve de sa haine des travailleurs, de son mépris du peuple. Nous l’en remercions et gardons de lui bon souvenir.

Aujourd’hui que cette loi votée par MM. de la chambre des députés, va bientôt être livrée aux mains de nos gouvernans pour tuer, si faire se peut, le principe le plus sacré qu’ait à défendre l’homme social ; – aujourd’hui qu’on veut écrire dans nos codes, dans cet échantillon de tous les régimes que le peuple est libre de mourir de faim toutes les fois que le salaire octroyé par le bon plaisir de ses seigneurs et maîtres sera insuffisant à ses besoins ; aujourd’hui enfin qu’on refuse de lui donner sa place dans la grande famille humaine et d’assigner au travail sa valeur et ses droits, il appartient aux travailleurs français de dire s’ils veulent courber la tête et recevoir le joug.

Dès que cette question sera clairement posée, la réponse ne se fera pas attendre, et nos législateurs pourront, mais trop tard, se convaincre qu’aujourd’hui c’étaient des lois pour le peuple, mais non contre le peuple qu’il leur fallait faire, pour être à la fois les amis du pays et du trône entouré d’institutions républicaines.

 

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