L'Echo de la Fabrique : 27 avril 1834 - Numéro 67

SCIENCE SOCIALE.

THÉORIE DE CHARLES FOURIER ;

Par M. Adrien Berbrugger.

Lorsque M. Jules Lechevalier est venu exposer à Rouen la théorie sociétaire de Charles Fourier, l?attention, encore trop peu appelée sur cette nouvelle doctrine, n?a pu attirer qu?un petit nombre de curieux autour du profond et éloquent orateur. M. Berbrugger a été plus heureux, et ses quatre séances données à l?Hôtel-de-Ville ont chaque fois réuni un nombreux auditoire.

Quiconque aura lu, comme nous, quelques volumes de Charles Fourier, sera forcé de reconnaître un talent peu ordinaire dans celui qui parvient à traduire son système dans la langue compréhensible à tous, et à en présenter une idée juste et exacte, si elle n?est entièrement complète, à l?aide seulement de quatre séances. Ce mérite appartient incontestablement à l?orateur que nous avons entendu.

Il n?est pas une des personnes qui ont suivi cette courte et brillante exposition, qui n?ait pu acquérir une connaissance assez claire de la théorie fouriériste ; les questions, les observations, les objections qui se multipliaient à la fin de la dernière séance ont dû prouver à M. Berbrugger qu?il avait été bien compris, et qu?il avait atteint le but qu?il se proposait sans doute, celui d?éveiller les esprits, et de les intéresser à la solution des controverses, soulevées dans ces derniers temps sur le terrain presque vierge de la science sociale.

M. Fourier pose en principe que la destinée humaine sur la terre, a pour fin l?exploitation du globe, à l?aide de toutes les industries. Il pense que les conditions sociales actuelles ne sont point favorables à l?accomplissement [7.2]de cette noble et grande tâche. La misère se fait sentir partout, tandis que les trois quarts de la terre sont retenus dans l?improduction, par l?effet d?une inertie dont on ne se rend pas compte généralement. Le travail n?a pas d?autre mobile que le besoin, d?où il arrive qu?on ne cherche dans la cessation du besoin, que la cessation du travail. Le contraire arriverait si le travail devenait attrayant par lui-même, s?il échangeait le mobile du besoin contre celui du plaisir.

En diminuant les consommations inutiles, en augmentant le nombre des producteurs, la masse du bien-être serait assez considérable, pour qu?un état de privation et de souffrance ne fût pas le partage nécessaire d?une grande partie des populations.

Dans une commune de 1,800 ames, par exemple, l?on conçoit que l?isolement, le fractionnement des familles, nécessitent des consommations qui n?ont lieu qu?en pure perte. Quatre cents feux sont nécessaires pour préparer des alimens, tandis qu?un seul laboratoire culinaire, à la façon de ceux d?un restaurateur du Palais-Royal, suffirait à tous les goûts, à tous les appétits. Les murs de clôture, les haies, rendent improductifs des portions de terrain considérables. Les matériaux employés à la construction de 400 maisons malsaines, mal commodes, occasionnent des frais que n?exigerait pas un vaste édifice combiné avec les besoins de l?exploitation et les agrémens de l?habitation. Le Palais-Royal offre, à Paris, l?exemple d?une agglomération de familles qui, sans être en communauté, jouissent des avantages d?un genre de construction qui peut donner quelque idée d?un phalanstère. Quatre cents femmes ne seraient pas occupées journellement des seules fonctions du ménage, etc.

Si le travail, au lieu d?engendrer la fatigue et le dégoût, était un exercice indispensable à la santé de l?homme, au développement et à l?entretien de ses facultés physiques et intellectuelles, rendu attrayant par son acceptation libre et spontanée, par la brièveté des séances, par la variété de l?alternat ; s?il était rendu plus actif en outre par la puissance naturelle de l?émulation et de l?enthousiasme dans les travaux où les opérations militaires fournissent un exemple, le nombre des producteurs serait nécessairement augmenté et surtout le résultat de leurs efforts ; de là naîtrait cette abondance qui rendrait la misère inconnue.

Comme on le voit, on arrive ainsi à l?association qui était la base du saint-simonisme. Mais cette dernière théorie, s?attaquant directement à la liberté de l?homme et au sentiment de la possession exclusive, autrement dit de la propriété, n?avait aucune chance de succès. Pour que l?association puisse se reproduire, il faut nécessairement qu?elle ne révolte pas ces deux instincts inséparables de notre nature.

M. Fourier, loin de classer arbitrairement les hommes, les laisse à leur entière liberté ; et c?est de cette liberté sans entrave qu?il attend la satisfaction des vocations naturelles, et le progrès dû à ces facultés qui n?auront avorté sous aucune compression sociale. Il ne détruit pas la propriété, il la modifie seulement. Par exemple, une commune organisée d?après son système serait considérée comme le fonds commun d?une société ; des actions représenteraient l?intérêt de chaque propriétaire ; le dividende, dans une proportion correspondante, constituerait le revenu plus ou moins considérable de chaque intéressé : ce revenu serait plus considérable par l?élévation du produit et par la diminution des frais obtenue par une exploitation commune ; [8.1]le travail constituerait un capital qui aurait droit à la même répartition.

C?est ainsi que M. Fourier a compris qu?il était possible de résoudre le problème de l?association avec le respect dû à la liberté de l?homme et à son instinct de propriété. L?espace nous manque et la nature de notre feuille ne nous permet pas d?entrer dans tous les développemens de cette doctrine nouvelle : la théorie des passions nécessiterait surtout de trop longs détails. Mais nous en disons assez pour faire comprendre de quoi il s?agit.

Les tentatives du système de l?association n?ont pas été heureuses jusqu?à ce jour : les Saints-Simoniens ont échoué contre la liberté ; les ?wenistes ont été poursuivis, par une sorte d?anathème d?en haut, jusque sur la terre vierge du Nouveau-Monde.

Quel obstacle la nature humaine oppose-t-elle à la réalisation de la théorie fouriériste ? ? C?est ce que cherchent à découvrir les adeptes eux-mêmes, qui ne demandent qu?une expérience isolée dont ils ne dissimulent pas les difficultés. Quelles que soient les destinées de cette doctrine, les travaux des hommes de talent à qui elle a souri ne seront pas entièrement perdus. Ce n?est pas un médiocre service qu?ils rendent à la société, en lui démontrant que la politique n?est que la science de maintenir l?équilibre des intérêts existans, en lui faisant suivre les modifications que le mouvement social imprime avec une lenteur plus grande qu?on ne croit communément. C?est beaucoup faire que de démontrer l?inanité des luttes politiques, surtout de la part de ceux qui sont étrangers aux notions du mécanisme social. La statistique est encore dans son enfance : cependant c?est la partie anatomique de la science sociale. Il faut en outre se rendre raison des rapports d?action de tout le mécanisme ; il faut en étudier la physiologie, pour ne pas se méprendre sur la nature des maladies qui signaleront des désordres que tous les yeux peuvent reconnaître. Mais nos empiriques ne se donnent pas tant de peine ; et, comme Legendre1, ils disent : « Le corps politique était malade, nous avons été envoyés pour le guérir ; nous avons créé une faculté de médecine ou un comité de gouvernement pour nous aider dans cette cure importante. Eh bien ! qu?ont-ils fait ? quels secours ont-ils portés au corps politique ? Ils l?ont saigné aux quatre membres et à la gorge, etc. »

C?est encore à l?ignorance, au charlatanisme qu?on demande guérison ; les malades tendent la gorge, comme si l?opération devait se taire san dolor.

Il n?est point de question dont notre siècle ne puisse supporter l?examen, lorsqu?elle est adressée à l?intelligence. La liberté de discussion est impérissable en France ; elle n?a à redouter que ceux qui la souillent en la faisant descendre dans l?arène des passions turbulentes. M. Jules Lechevalier, M. Adrien Berbrugger ont reçu chez nous et d?autres villes de France les applaudissemens dus à leur talent ; et ils ont reconnu que nulle part les idées neuves, celles même qui se présentent sous l?aspect le plus paradoxal, ne sont jamais confondues avec les tentatives de l?anarchie.

(L?Echo de Rouen.)

Notes de base de page numériques:

1. Probablement ici Alexandre-Joseph Legendre (1782-1861), alors encore député de l?Eure.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique