L'Echo de la Fabrique : 9 novembre 1833 - Numéro 3

Misères prolétaires.

(Suite. Voy. l’Echo des Travailleurs, n. 1).

l’enfant qui n’a point de pain.

Le jeune Grasse, âgé de sept ans, est assis sur le banc des prévenus. Sa figure serait assez jolie si on ne voyait à ses traits maigres et fatigués, à son teint jaune et pâle, à ses yeux cernés et abattus, que tout jeune qu’il est, il a lutté long-temps déja avec la misère et la faim.

Il est prévenu d’avoir volé quelques morceaux de sucre à la boutique d’un épicier.

M. le président. – Mon petit bonhomme, pourquoi avez-vous pris du sucre ? est-ce que vous êtes gourmand ?

Grasse : – Ah ! non, monsieur ; mais maman ne me donne pas de pain, et j’avais pris ce sucre pour le vendre et pour avoir du pain.

M. le président. – Est-ce que vous ne travaillez pas ?

Grasse. – Si fait, j’ai travaillé pendant quelque temps à étendre du papier chez un fabricant de papier peint ; mais j’ai été obligé de le quitter quand maman a été à l’hôpital, et depuis je ne gagne plus rien ; on me dit que je ne suis pas encore assez fort pour travailler.

La mère du prévenu est ensuite introduite : son extrême maigreur, son teint livide annoncent une vie de souffrance et de privation ; sa tête est entourée d’un mauvais mouchoir de couleur ; sa robe est faite de plusieurs étoffes disparates, et cependant on voit que tous ces vêtemens sont propres ; c’est la misère, mais cette [4.1]misère qui inspire l’intérêt et que le vice n’a pas appelée.

M. le président. – Est-ce que votre fils est un mauvais sujet, que vous ne le réclamez pas ?

R. Oh ! mon Dieu, non, M. le président ; mais il sera mieux partout ailleurs que chez moi, car je n’ai pas toujours du pain à lui donner.

M. le président. – Quel est votre état ?

R. Monsieur, je suis frangière : ma fille et moi, nous gagnons dix sous par jour ; et encore nous n’avons pas toujours de l’ouvrage.

M. le président. – Mais pourquoi ne cherchez-vous pas à placer votre fille quelque part ?

R. Il y a quelques mois, j’ai été forcée d’aller à l’hôpital ; j’ai emmené mon enfant avec moi. On l’a mis aux Orphelins ; mais, quand je suis sortie, on n’a pu le garder. Là, on lui avait donné des douceurs qu’il ne trouve pas chez nous : il avait un lit, et nous couchions, moi, ma fille et lui, sur une paillasse sans couverture ; il faisait plusieurs repas, et chez nous il n’y a pas toujours du pain ; il n’était plus accoutumé à notre vie. J’aurais voulu le replacer chez son ancien maître, mais il n’y avait plus de place :

M. le président. – Mais n’êtes vous pas mariée ?

R. Je suis veuve, M. le président. Jean-Charles Grasse, mon pauvre homme, était carrier, et, vous savez, c’est un état si traître ! ça vous écrase un homme. Et mon pauvre mari était si bon ! Dieu l’a rappelé. (Elle pleure amèrement).

On appelle M. Mazet, fabricant de papiers peints, chez lequel a travaillé le jeune Grasse.

M. le président, – Monsieur, vous connaissez cet enfant, il a travaillé chez vous ?

R. Oui, Monsieur, pendant quelques mois ; j’occupe une trentaine d’enfans à étendre du papier.

M. le président. – Est-ce que vous ne pourriez pas en prendre un de plus ? Vous voyez sa misère.

R. Mais si depuis qu’il est sorti de chez moi il a toujours été vagabond, je ne m’en soucie pas.

La femme Grasse, vivement. – Non, monsieur, il m’a suivie à l’hôpital, on l’a mis aux Orphelins et ensuite il a travaillé avec moi.

M. le président. – Ce sera un acte de grande charité ; d’ailleurs je suis sûr qu’il travaillera bien…

Vous travaillerez, n’est-ce pas, mon petit ami ?

Grasse, s’essuyant les yeux avec sa manche. – Oui, Monsieur, si on veut me donner de l’ouvrage et du pain.

M. Mazet. – Alors je ne demande pas mieux que de l’employer.

M. le président. – Femme Grasse, engagez votre fils à travailler ; donnez-lui de bons conseils, puisque vous ne pouvez lui donner que des conseils ; c’est triste pour une mère.

Le tribunal renvoie Grasse de la prévention.

M. le président. – M. Mazet, vous faites une bonne action et le tribunal vous en félicite.

Voila l’un des épisodes nombreux de la vie des prolétaires, et l’on dit que la France est la grande nation, et l’on dit qu’elle marche à la tête des peuples civilisés.

 

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