L'Echo de la Fabrique : 6 novembre 1833 - Numéro 2

de la

Coalition des Chefs d?atelier de Lyon,

Par jules FAVRE, Avocat.

M. Jules Favre a compris que ce n?était pas dans l?enceinte étroite d?un tribunal de police correctionnelle que la question de Coalition devait être décidée. Après avoir honorablement succombé sous l?application, que nous croyons avec lui erronée, de l?art. 415 du code pénal, il a eu l?heureuse idée d?élargir son auditoire, et de porter l?appel du procès au tribunal de l?opinion publique. La brochure que cet avocat vient de publier est, dans les circonstances actuelles, un service rendu à la société ; mais le pouvoir saura-t-il l?apprécier ? Par cet éloquent plaidoyer en faveur de la classe ouvrière, M. Jules Favre, connu déja comme orateur et comme patriote, prend une place distinguée comme écrivain et publiciste. Nous nous bornerons à quelques citations prises au hasard ; mais nous devons auparavant dire quelques mots pour ceux de nos lecteurs étrangers à la fabrique d?étoffes de soie.

Après avoir vainement cherché dans le gouvernement la protection qui leur était due, les ouvriers en soie, provoqués au combat, furent vainqueurs en novembre 1831 ; mais faute d?hommes politiques pour diriger leur victoire, ils en furent embarrassés, et déposèrent sans contrainte des armes que le hasard leur avait mis à la main. Ils reconnurent en même temps que la force brutale, qui ne donne jamais le droit, peut aussi le compromettre lorsqu?il existe, et ils demandèrent à un principe puissant et légal, celui d?association, une force capable de résister pour l?avenir à toutes les exigences. Les compagnons s?associèrent sous le nom de Ferrandiniers ; les chefs d?atelier sous celui de Mutuellistes. Nous n?avons qu?un reproche à faire à ces sociétés, c?est d?avoir emprunté à d?autres temps des formes que le nôtre repousse, c?est d?avoir cru le secret nécessaire. Partisans sincères des associations, nous aimons qu?elles se montrent au grand jour, et que leurs statuts soient publics et avoués comme leurs chefs. C?est peut-être le seul moyen de déjouer les trames de la police qui n?a de prise que dans les réunions occultes ; aussi la police se plaît à grossir les ombres du mystère, certaine qu?elle est de trouver quelque part le fil d?Ariane. Nous ne doutons pas que bientôt toutes les sociétés suivront l?exemple de celles Aide-toi, le ciel t?aidera, et des Droits [1.2]de l?Homme. La marche constante de l?esprit humain nous donne lieu d?en avoir l?espérance fondée. Revenons à la question. Les sociétés des Mutuellistes et des Ferrandiniers étant organisées, on le sent, l?arbitraire était vaincu. Les ouvriers s?émancipaient de fait ; les négocians devaient donc se résoudre à traiter avec eux sur le pied d?une égalité parfaite, la misère et l?isolement n?étant plus là pour faire pencher la balance en faveur des hommes d?argent. Au mois de juillet dernier, de nombreuses commandes furent faites : la fabrique de Lyon eut par conséquent une grande activité, l?augmentation des salaires devait en être la suite. Il y eut bien quelque augmentation : mais non-seulement elle ne fut pas ce qu?elle aurait dû être, mais elle ne fut pas égale partout, et une anomalie choquante exista dans les mêmes ateliers dont les métiers travaillaient pour divers marchands. La lettre du compagnon Trillat, insérée dans le N. 27 de l?Echo de la Fabrique, en fait foi et expose l?inconvénient qui en résulte : « Quel moyen reste-t-il, dit M. Trillat, aux ouvriers pour ramener à la raison des hommes placés au-dessus d?eux par leur position sociale et leur fortune, mais qu?aveuglent l?égoïsme et la cupidité ? » C?est sans doute à cette lettre seule, qui mit son nom en évidence, que ce compagnon a dû son arrestation et les douceurs qui l?accompagnèrent, le cachot et le secret. Nous avons signalé, dans le temps, ces rigueurs contre un prévenu. Eh bien ! ce prévenu était innocent, aucune charge n?a été produite contre lui à l?audience. On n?a pas même admis son avocat à plaider.

Quel moyen reste-t-il, disait Trillat : ce moyen, c?était l?association. Si le travail ne produit pas le salaire, la désertion du travail en est la conséquence immédiate. Les ouvriers quittèrent les ateliers. Ici se présentait une question préjudicielle : le travail pouvait-il être abandonné de suite avant la confection de la pièce acceptée et en fabrication ? M. Anselme Petetin, rédacteur en chef du Précurseur, traita cette question avec la haute raison et surtout la bonne foi qui le distinguent. Séduit, nous le pensons, par une idée de justice qui se présenta la première, il décida que non. Nous crûmes pouvoir opposer une opinion contraire (Voyez l?Echo de la Fabrique N. 29, p. 236, et N. 30, p. 242), et nous entrâmes à ce sujet dans une discussion consciencieuse, mais qui put paraître étrange à quelques-uns. L?Indicateur Stéphanois1 partagea nos principes, et reproduisit notre réponse au Précurseur, dans son numéro du 1er août ; M. Petetin ne répliqua pas. Nous devons cependant, pour être exacts, avouer que le nouveau gérant de l?Echo de la Fabrique a répudié notre doctrine dans sa profession de foi, et s?est rangé à l?avis des négocians contre les ouvriers, avis adopté, il est vrai, mais non soutenu itérativement par le Précurseur.

[2.1]L?autorité vit dans la cessation simultanée du travail une coalition : elle fit arrêter, outre le compagnon Trillat, dont nous avons parlé, deux autres chefs d?atelier. Tous trois furent bientôt remis en liberté, mais seulement sous caution. Par suite de concessions réciproques, le travail avait repris ; la justice cependant devait faire son cours, et quatorze citoyens vinrent devant le tribunal de police correctionnelle, répondre aux exigences de l?art. 415. Ils confièrent leur défense à Me Jules Favre ; elle ne pouvait être remise en de plus dignes mains. Nous renvoyons au compte-rendu de l?audience, rédigé par Me Chanay, avocat, et inséré dans le N° 35 de l?Echo de la Fabrique. Nous regrettons que le plaidoyer de Me Favre n?ait pas été sténographié, ou au moins recueilli en partie. Une peine légère fut appliquée à quelques-uns des chefs d?atelier, les autres et Trillat furent acquittés.

« Quelque légère que soit leur peine, dit Me Favre, le principe n?en a pas moins succombé, et je voulais le triomphe du principe? Car ce procès est un fait grave : il se rattache directement aux causes qui tourmentent la société, et remuent jusqu?au fond de ses entrailles des germes de vie ou de mort ; il intéresse la France entière, et surtout l?industrieuse et riche cité qui en a été le théâtre. Enfin, il faut le dire, la décision des magistrats n?a rien terminé ; elle a proclamé l?illégalité d?une coalition, et la coalition subsiste. Elle a implicitement flétri la cupidité des négocians qui font sur la main-d??uvre de l?ouvrier un bénéfice exagéré, et la loi est impuissante à réprimer ces dangereux abus, etc. »

Après avoir ainsi motivé l?importance de la question, Me Favre trace avec un coloris malheureusement trop vrai l?état de la fabrique lyonnaise ; il proclame cette grande vérité :

« L?homme n?est maître légitime que de ce qu?il a gagné, tout le reste lui vient de la faveur d?une loi qui pourrait être changée, tandis qu?on blesserait le droit en le dépouillant du fruit de sa peine. » Nous reconnaissons avec plaisir que Me Favre se range à notre avis sur le droit des ouvriers de cesser un travail mal rétribué, sans attendre l?achèvement des pièces commencées. Il établit que la société des Mutuellistes ne fut qu?un intermédiaire, un instrument de conciliation et de paix entre les négocians et les ouvriers, et que son intervention puissante et amie sauva peut-être la cité de nouveaux malheurs, en prévenant une collision qui aurait pu devenir sanglante. Me Favre soutient ensuite que l?art. 415 du code pénal n?est dans aucun cas applicable aux chefs d?atelier. Nous reproduirons ailleurs ce passage qui vient à l?appui de l?opinion semblable que nous avions émise dans le N. 8 (p. 57) de l?Écho de la Fabrique. Ce qui rend précieux le travail de cet avocat, ce sont les tableaux qu?il y a insérés, et qui démontrent d?une manière irrécusable l?état de misère dans lequel la classe des ouvriers en soie se trouve réduite par l?abaissement du salaire. Ces tableaux utiles à consulter formeront une page intéressante de l?histoire du prolétariat. Me Jules Favre apprécie la concurrence fille d?un principe juste, la liberté illimitée du commerce, mais qui, exploitée par de viles passions, est au commerce ce que la licence est à la liberté de la presse, pour nous servir d?une comparaison empruntée à notre brillant écrivain.

Nous bornerons là ce compte-rendu ; car s?il nous fallait citer tous les passages qui mériteraient de l?être, nous aurions à transcrire cette brochure. Nous en recommandons la lecture aux ouvriers, nous la recommandons aussi aux négocians, et surtout à ceux qui gouvernent ; tous y trouveront un enseignement salutaire. Honorée des injures du Courrier de Lyon, elle a été dignement appréciée par tous les autres journaux. L?Echo de la Fabrique est le seul qui n?ait pas jugé convenable, nous ignorons pourquoi, de lui consacrer un articlei ; c?était cependant sa spécialité. Puisque nous venons de citer ce journal, nous relèverons une erreur légère de Me Jules Favre. L?Echo de la Fabrique n?est [2.2]pas sorti de la catastrophe de novembre : il fut fondé au mois d?octobre 1831, par M. Falconnet et plusieurs chefs d?atelier, aujourd?hui actionnaires et fondateurs de l?Écho des Travailleurs.

Marius Ch.......G.

Notes de base de page numériques:

1 Il s?agit peut-être ici du journal Le Stéphanois. Journal de Saint-Etienne et de la Loire, hebdomadaire publié à Saint-Étienne depuis novembre 1828.

Notes de fin littérales:

iL?Écho de la FabriqueL?Écho de la Fabrique, comme nous le disons, n?a rendu aucun compte de cet opuscule. Il a seulement, dans son numéro du 10 octobre10 octobre 1833, répondu à une assertion du Courrier de LyonLe Courrier de Lyon.

 

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