L'Echo de la Fabrique : 27 novembre 1833 - Numéro 8

Le pauvre diable industriel.

Un vagabond. – Pourriez-vous me dire pourquoi l’on m’a conduit devant vous, M. le maire ?

Un maire. – On vous accuse d’être vagabond.

Le vagabond. – Seriez-vous assez bon pour m’expliquer ce qu’on entend par ce mot ?

Le maire. – On dit que vous ne justifiez d’aucun moyen d’existence ; que vous êtes sans état et sans domicile.

Le vagabond. – Il est vrai, mais cela me rappelle que dans le temps où j’avais des moyens d’existence, un état et un domicile, j’allais quelquefois au spectacle ; je vis alors représenter une pièce dans laquelle un propriétaire avare disait naïvement à un malheureux locataire que :
Lorsqu’on n’a pas de quoi payer son terme,
Il faut avoir une maison à soi.
Mon cas est aujourd’hui le même : me reprocher d’être vagabond, lorsqu’on sait que je suis hors d’état de me procurer un domicile, me paraît une ironie cruelle.

Le maire. – C’est un délit prévu par le code pénal, et je serai obligé de vous faire arrêter et traduire en police correctionnelle, si vous ne justifiez d’aucune ressource.

Le vagabond. – Hélas ! M. le maire, vous me rendriez service en me faisant arrêter ; on sera bien forcé de me nourrir et de me coucher en prison. Vraiment, si vous n’avez pas cette bonté, je ne sais plus comment faire.

Le maire. – Fainéant ! Grand et fort comme vous voilà, ne pouvez-vous travailler ?

Le vagabond. – Monsieur, je fais tout ce qu’on veut, je puis parcourir toute la chaîne des travaux, depuis la tenue d’ordre d’une maison de commerce, jusqu’à pousser la brouette.

Le maire. – Eh bien ! avec des talens si variés, qui vous empêche de vous occuper ?

Le vagabond. – Pourrriez-vous m’indiquer du travail dans votre petite ville ?

Le maire. – Pas pour le moment ; nous avons beaucoup de monde à la charge de la commune : nous ne savons comment donner de l’ouvrage à nos pauvres.

Le vagabond. – C’est ainsi partout.

Le maire. – Pas possible.

Le vagabond. – Un homme que le sort a jeté hors de son industrie, ne peut trouver à vivre par le temps qui court.

Le maire. – L’ingénuité de vos réponses m’intéresse ; votre langage n’est pas celui d’un aventurier. Comment êtes-vous tombé dans l’affreuse détresse où je vous vois ?

Le vagabond. – Monsieur, j’étais filateur de coton à St-Quentin ; j’occupais quelques centaines d’ouvriers ; cette industrie me procurait une honnête aisance, grace aux douanes protectrices qui m’assuraient le privilége de vendre à mes compatriotes, moyennant 6 fr. la livre, ce qui leur aurait coûté 10 sous, si le commerce eût été libre. En 1814, la ligne des douanes fut percée par les armées alliées ; la France fut inondée de cotons bruts qui n’avaient pas payé de droits, et de cotons filés qui valaient mieux que les miens, et qui ne coûtaient pas le quart. Je fus complètement ruiné. Je vins à Paris, où l’on me conseilla de fabriquer des calicots. Je fabriquai les plus belles étoffes du monde. Un banquier m’avait ouvert un crédit qui soutenait mes opérations. Un jour que j’avais 30,000 fr. à payer, je fus le prier de m’avancer cette somme sur 60,000 fr. de papier que je tenais des gens à qui je vendais mes tissus ; je lui offris de lui engager aussi pour 40,000 fr. de marchandises. Il me répondit que j’étais un honnête homme, que le gage était bon, mais que pour lui il ne pouvait plus m’avancer un sou, que même il m’engageait sérieusement à lui rembourser 1,500 fr. que je lui devais, [4.1]attendu qu’il ne prêtait plus au commerce, mais au gouvernement. En spéculant sur les effets publics, me dit-il, je double mes capitaux tous les ans ; l’industrie, ne vaut plus rien, le gouvernement seul est bon. Après ce beau discours, je sortis tout étourdi ; je ne payai pas mes 30,000 fr., je fus poursuivi ; le banquier était le plus acharné à faire rentrer ses 1500 fr. Enfin on fit tant, que tout fut vendu à l’enchère, et que, les frais déduits, on retira 10,000 fr. de tout mon avoir. Quant à moi je fus mis à la porte. C’est alors que je débutai dans la carrière du vagabondage, ainsi que vous appelez cela. Dans un hôtel garni, où l’on voulut bien me louer un galetas, je ruminai sur ma position, et j’enfantai un beau projet qui devait assurer au commerce le crédit que les banquiers lui refusent à présent. J’inventai d’abord une banque d’escompte destinée au petit commerce ; on se moqua de moi, et l’on m’apprit que la banque de France possédait seule le privilége d’émettre les billets payables au porteur et à vue. J’imaginai alors des combinaisons ingénieuses qui devaient en tout temps fixer le prix des marchandises à leur véritable valeur, et faciliter leur échange sans que le plus ou le moins de numéraire pût en rien influer sur leur cours. Mon projet, porté au conseil d’état, y resta un an sans réponse ; pendant ce temps je vécus d’emprunts, et me déshonorai aux yeux de mes amis. Enfin on me répondit au conseil d’état, que si un grand banquier voulait présenter mon projet, il serait accepté. Je fus leur parler à tous ; on rit beaucoup de l’audace que j’avais eue d’inventer quelque chose en finances. Personne ne voulut lire mon projet. La misère me pressait. Comme je me connaissais très bien en cotons bruts, filés et tissés, je fus trouver ceux qui en avaient à vendre, et je les abouchai avec ceux qui en voulaient acheter. Je fis beaucoup d’affaires, et je passai pour très intelligent dans cette partie ; c’est ce qui me perdit. La compagnie des courtiers me poursuivit, comme usurpant les fonctions des membres de cette compagnie ; je fus condamné à une amende, et mis en prison. Cela n’empêche pas qu’il n’y a pas un seul de mes persécuteurs qui se connaisse en cotons aussi bien que moi. Sorti de prison, je voulus employer les 100 fr. qui me restaient à faire un petit commerce dans les rues de Paris ; je n’avais pas imaginé les obstacles qui m’attendaient : toutes les places, dans les marchés, dans les rues, dans les carrefours, appartenaient à d’heureux privilégiés fortement protégés par ce qu’on appelle des inspecteurs de police ; et malgré toutes mes démarches, je ne pus trouver un pouce de terrain pour m’établir à vendre des passe-lacets, des franges et du fil, triste image de mon ancien commerce. Enfin, comme j’avais eu des chevaux autrefois, je voulus me faire cocher de place ; hélas ! il faut posséder au moins 3,000 fr. pour acheter un numéro. Il me restait mes épaules, je voulus être fort, la corporation me rejeta, prétendant que les renseignemens avaient appris que j’étais un monsieur ; enfin j’étais en train de solliciter une plaque de commissionnaire, lorsqu’un de mes anciens amis, qui faisait bâtir un beau quartier, me fit agréer, par son entrepreneur, pour servir les maçons. J’ai passé plusieurs années à ce métier ; pendant que je m’y livrais avec ardeur, j’avais la consolation d’entendre dire que la France était parvenue au plus haut point de prospérité, si bien que ce pléthore de bonheur creva un jour et produisit une bataille à coups de fusils dans les rues de Paris, entre le peuple le plus heureux du monde et son gouvernement. Je me comportai pendant ces mémorables journées comme il convenait à un homme victime de tout un faux système social ; et je jure ici devant Dieu qu’en risquant ma vie contre les gardes de Charles X, je n’avais en vue qu’un changement de position, et que je n’y mettais pas la moindre idée politique. C’est sans doute pour me punir de ces vues intéressées que depuis il m’a été impossible de retrouver de l’ouvrage, et que la police du nouveau gouvernement, que j’avais aidée à s’établir, m’a chassé de la capitale, moi et dix mille de mes compagnons, comme moi sans ouvrage.

(La suite au prochain numéro).

 

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