L'Echo de la Fabrique : 4 décembre 1833 - Numéro 10

des arrestations préventives.

Et lorsque la porte d’un cachot s’ouvre et crie sur ses gonds, la société toute entière doit se lever et écouter.
(servan, Mem. pour M. Vocance1.)

[1.1]L’emprisonnement est une peine. Dans un état bien constitué, aucun innocent ne doit être exposé à subir une peine qu’il n’a pas méritée. L’emprisonnement (la privation de la liberté) est pour tout homme un grand mal ; pour le prolétaire, il est quelquefois égal à la privation de la vie, car pour lui il est souvent le premier pas dans le chemin de la misère, et on ne le sait que trop, les annales judiciaires en font foi, la misère offre aux malheureux que le sort y pousse deux seules issues, la mendicité et le vol : toutes deux conduisent à l’infamie. L’homme frappé par la loi d’une peine juste ou injuste est obligé, comme citoyen, de s’y soumettre ; c’est aux juges investis du pouvoir si grand de condamner ou d’absoudre leurs semblables, à tenir d’une main ferme et consciencieuse la balance qui leur est remise dans l’intérêt de la société ; mais lors même qu’ils se tromperaient, le citoyen condamné injustement ne saurait se prendre à eux, soit des vices et de la rigueur de la loi, soit des erreurs auxquelles l’humanité peut se laisser entraîner.

Tirons un voile sur les accidens de la justice humaine ; mais nous ne saurions passer sous silence un monstrueux abus qui vient aggraver la loi pénale et se rit de la justice sous le manteau de la légalité. Nous voulons parler des arrestations préventives.

Ce droit exorbitant est écrit, nous ne le nierons pas ; mais nous répéterons ce que nous avons dit dans l’affaire des ouvriers tailleurs de pierre, accusés de coalition, et nous le répéterons toujours et sous toutes les formes : La sagesse des magistrats doit amender le vice des lois. Avant que de lancer un mandat d’arrêt, le ministère public ou tel autre fonctionnaire investi de ce pouvoir extra légal, ne doit pas seulement réfléchir s’il le peut, mais s’il le doit. Il faut qu’il se demande si cette mesure est tellement urgente, qu’en ne la remplissant pas, l’ordre social serait compromis ; il faut, s’il a une femme et des enfans, qu’il leur demande : Que diriez-vous si l’on venait m’arrêter ? Que diriez-vous si mon arrestation vous laissait sans pain et peut-être sans asile. Il recueillera leurs réponses naïves et en fera la règle de sa conduite ; car d’autres femmes, d’autres enfans les profèrent avec larmes et désespoir…

Nous disons donc : Toutes les fois qu’il n’y aura pas danger imminent pour la société à laisser un prévenu en liberté, le fonctionnaire qui signera contre lui un mandat d’arrêt sera coupable devant Dieu et devant les hommes. Que tous les maux que cette rigueur inutile [1.2]aura amenés sur une famille retombent sur sa tête impie !… Et cependant on se croit honnête homme, on dort paisiblement et l’on se fait un jeu cruel d’arracher un citoyen à son domicile, un artisan à ses travaux, un époux à son épouse, un père à ses enfans, et cela sur un simple soupçon, pour un délit problématique !… Vient ensuite le grand jour de l’audience, une peine légère est prononcée, souvent aucune. Ainsi, pour ne pas s’égarer au loin, nous rappellerons que les tailleurs de pierre ont été acquittés ; ils avaient été arrêtés préventivement et détenus pendant huit jours. Monnier a été acquitté par la cour d’assises ; une détention provisoire de trois mois avait donné un démenti au verdict du jury qui l’a déclaré innocent. Durand, Vuillamy et Tardy ont été condamnés, le premier à huit jours et les deux autres à quinze jours de prison ; dix-huit jours d’incarcération préventive étaient venus s’ajouter à cette peine légale. Tout cela dans quel but ? qu’on veuille bien nous le dire. Aurait-on peur que par la fuite les prévenus de coalition pussent se soustraire à une condamnation aussi minime ? Quel grand mal y aurait-il donc ? Nous répondrons : La république de Rome donnait à tous ses citoyens cette faculté. Qui l’en a blâmée ? Qui oserait la blâmer aujourd’hui ? Pense-t-on d’ailleurs que l’exil ne soit pas une peine assez forte pour de tels crimes ; et pour tout dire, croit-on qu’il soit bien facile de quitter ainsi son pays et de transporter ailleurs ses dieux pénates ? C’est donc une vexation entièrement gratuite. Qu’on applique la mesure acerbe de l’arrestation préventive aux grands coupables, à ces hommes que la clameur, publique ou le flagrant délit désignent comme auteurs de crimes qui appellent une sévère répression, et dont la séquestration importe à la société ; mais pour de simples délits qu’on commet sans remords, qu’on avoue sans honte, ce luxe de pénalité est vraiment odieux. Les ouvriers tullistes, condamnés à trois jours de prison, se sont-ils enfuis ? Non : ils n’en ont pas même eu l’idée.

Ce n’est pas assez pour nous d’en avoir appelé à l’humanité des magistrats ; à la société qui ne demande pas de peines inutiles : nous voulons considérer cette question des arrestations préventives sous un jour nouveau. Nous avons dit qu’elles étaient un attentat à la liberté individuelle, un acte d’inhumanité, une vexation gratuite. Nous irons plus loin, et nous dirons que dans certains cas, notamment dans ceux qui nous occupent spécialement et qui se produisent chaque jour dans les procès de coalitions, les arrestations préventives sont un déni de justice, une usurpation de pouvoirs. Nous allons le prouver.

Le législateur a établi deux degrés de juridiction et même trois, en y comprenant la cour de cassation : pourquoi ? [2.1]sans doute parce qu’il n’a pas voulu laisser la vie, la liberté, la fortune des citoyens à la merci de quelques-uns ; il n’a pas voulu qu’un citoyen fût victime d’une prévention que le tems aurait pu détruire ; d’une application erronnée de la loi, qu’un second examen peut rectifier ; d’une défense mal habile, incomplète, car il faut faire la part de tout le monde : il a voulu que la sagesse des juges fût soumise elle-même à une seconde épreuve. Eh bien ! cette prévoyance du législateur qui l’honore et témoigne de son respect pour les droits de ses semblables, l’arrestation préventive la rend inutile, l’annule de fait. Voici comment : si je suis en liberté je ferai tout pour y rester, j’épuiserai tous les degrés de juridiction, je me rendrai en prison le plus tard qu’il me sera possible, et lorsque tous les recours auront été employés inutilement par moi, lorsque, en un mot, je succomberai sous le poids d’une condamnation unanime. Mais si je suis en prison, j’aurai hâte d’en sortir et dès-lors, irai-je prolonger moi-même, de gaîté de cœur et dans l’intérêt d’un principe, une captivité onéreuse ? non sans doute, et par conséquent courbé par une force brutale, j’accomplirai un jugement contre lequel mon esprit se révolte, je n’emploierai aucune des chances que je pouvais attendre, par le bénéfice de la loi, d’un appel dont le résultat serait de me retenir quelques jours de plus en prison. Me Chaney nous répondait avec raison, lors du procès des ouvriers tulistes, qu’il ne suivrait pas notre conseil d’interjeter appel, parce que le jour où notre journal devait paraître, ses cliens, seraient déja libres. Cette réponse tant soit peu ironique était bien la critique la plus complète qu’il faisait sans s’en apercevoir, non pas de notre conseil, mais de la loi ; ainsi, qui conseillera aujourd’hui aux ouvriers cordonniers, récemment condamnés malgré les efforts de Me Perrier, d’interjeter appel ? Ce ne sera pas nous, car ils seront libres avant que leur appel soit en état d’être jugé. Il y a donc dans l’arrestation préventive qui empêche les citoyens d’user d’un droit légal, celui de recourir à un tribunal supérieur, un véritable déni de justice.

Par une suite nécessaire du déni de justice à l’égard des citoyens, que nous croyons avoir établi, il y a empiétement sur les fonctions des juges supérieurs. Ces magistrats ont aussi le droit de juger, et ils en sont cauteleusement empêchés. Sait-on comment ils envisageraient la question qui leur serait soumise ? sait-on s’ils ne proclameraient pas innocent l’homme que les premiers juges auraient trouvé coupable ? Qu’importe ? une loi peu sage l’a permis. Il dépend d’un fonctionnaire qui aura abusé du pouvoir de la loi en ordonnant une arrestation préventive, au moins inutile ; il dépend de lui, sans qu’il assume la moindre responsabilité, de soustraire l’appréciation d’un fait par lui qualifié de délit, à l’appréciation plus éclairée des magistrats qui sont ses supérieurs dans l’ordre judiciaire. Cet abus n’est-il pas révoltant, n’est-il pas contraire à toute justice ? Nous nous étonnons que les avocats, les journalistes, ne se soient pas élevés plus souvent et avec plus de force que nous ne le pouvons nous même contre cet infame privilége d’incarcération. Notre sphère est bornée, notre voix a peu de retentissement, mais nous jetons en ce moment un cri de liberté, il sera entendu, nous n’en doutons pas. D’autres voix se joindront à la nôtre, et si le droit d’arrestation préventive subsiste encore quelque tems dans le code de nos lois pénales, une réprobation unanime forcera de rougir celui qui oserait s’en servir sans y être contraint par une nécéssité évidente.

marius ch.....

Notes de base de page numériques:

1 Référence sans doute au mémoire de Joseph-Michel Servan (1737-1807), Réflexions sur quelques points de nos lois, à l’occasion d’un évènement important (1781).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique