L'Echo de la Fabrique : 11 décembre 1833 - Numéro 12

Lyon, le 15 novembre 1833.

Monsieur le rédacteur,

Je vous dois bien des remercîmens pour la note bienveillante que vous avez ajoutée au compte-rendu que j’ai donné d’une assemblée d’échangistes ; mais je n’accepte vos éloges que comme un encouragement à mieux faire, et ils m’imposent de nombreux devoirs que je saurai remplir, sinon avec avantage, du moins avec courage et persévérance.

Vous avez raison, M., lorsque vous dites que l’échange réalise les théories de M. Fourier ; nous en avons l’intime conviction, on doit arriver plus promptement par nos doctrines que par celles de M. Fourier à faire jouir le peuple de cette somme de bonheur et de richesse, qui est également le but que nous voulons atteindre, les Phalanstériens et nous.

M. Fourier nous semble en effet tomber dans les erreurs qu’il a si fortement reprochées aux autres. Comme tous les autres économistes, il a touché du doigt la plaie de notre époque. Plus hardi que quelques-uns de ses confrères, il a même apposé l’appareil, mais il demeure aussi interdit devant son œuvre.

Il faut aux Phalanstériens deux puissances ou moteurs pour arriver à leur but : la puissance de l’association et celle du numéraire. Nous sommes les premiers à reconnaître la supériorité de M. Fourier en harmonie sociétaire ; ce sont ses principes, ses vues d’association que nous mettons chaque jour en pratique. Nous avons vu comme lui misère, infortune et faiblesse dans l’isolement, richesse, bonheur et force dans l’association ; et nous trouverons en elle un levier assez puissant pour nous passer du numéraire. De l’aveu même des Phalanstériens, l’argent est le seul obstacle au complément de leurs travaux, à la mise en [3.1]pratique de leurs théories. Encore quelques écus, s’écrient-ils, et vous serez heureux ! Mais les gens de la finance sont également sourds à leurs doléances et à leurs flatteries ; la mise en exécution des doctrines phalanstériennes ne les séduit pas plus que la misère du peuple les émeut. Faute d’une pincée d’argent, devons-nous donc renoncer à cette prospérité, à cette harmonie si désirée ? Et dans ce siècle de progrès, les vertus de l’association doivent-elles pâlir devant les vices du numéraire ? la matière doit-elle s’effacer devant le signe ? devons-nous nous prosterner à toujours devant le veau d’or ? Telle n’est pas notre pensée, à nous, échangistes ; nous croyons que lorsqu’un obstacle quelconque s’oppose à l’émancipation intellectuelle ou au bonheur social, on doit briser l’obstacle et non pas chercher à l’amoindrir ; nous croyons enfin qu’il y aurait bien plus de mérite à se passer d’un argent qu’on ne peut avoir, que de le quêter sans cesse et presque sans succès. Il est facile de concevoir que dans les habitudes ordinaires de la vie on puisse difficilement se passer de numéraire, parce que les hommes sont isolés, et qu’il leur a fallu un signe de convention, commun à tous, pour parer à des besoins qui leur sont également communs (nous parlons des premiers besoins) : mais en association, et en association, qui a pour base le travail, qu’est-il besoin du signe monétaire ? Effacez donc ce signe qui vous gêne, et reproduisez la chose. Le travail et le produit du travail, voila les valeurs réelles : mettez ces valeurs en mouvement ou en circulation par un signe quelconque, que vous décorerez du nom qui vous conviendra. Qu’avons-nous fait autre chose en formant notre association et en émettant sur la place de Lyon 2000 bons d’échanges, représentant des travaux ou marchandises, pour une valeur de 150,000 francs ? Nous avons vu l’industrie languissante, et sous le joug du numéraire ; nous avons vu deux hommes en présence l’un de l’autre, ayant besoin de leur industrie réciproque, et ne pouvant, faute d’argent, satisfaire à leurs besoins ou à leurs jouissances. Une réflexion bien naturelle nous a amenés à penser, dès lors, qu’en associant ces deux hommes, ils pourraient se procurer ce dont ils auraient besoin. Nous les avons donc associés, ou plutôt leur production et leur consommation, leurs besoins et leurs travaux, et pour qu’ils puissent trouver à satisfaire chacun à ces besoins, les uns vis-à-vis des autres, nous avons émis un signe représentant ces travaux, et ce signe, nous l’avons appelé bon d’échange.

Les bornes d’une lettre ne permettent pas de s’étendre longuement sur les bienfaits du bon d’échange ; mais nous pouvons affirmer hautement qu’il y a plus de garantie dans ce signe que dans le signe monétaire, puisque l’un est fictif, et que l’autre repose sur le travail et la facilité de multiplier. Ce signe, en multipliant le travail, concourt à l’augmentation de la fortune et des jouissances publiques.

Que M. Fourier se dépêche donc de ne pas encourir les reproches qu’il a si justement adressés aux St-Simoniens et aux Owennistes ; qu’on ne puisse pas l’accuser de rêver le bien sans chercher à sortir de l’ornière de la routine. Certes, il n’est pas d’ornière plus dangereuse en association que celle de l’écu ; car l’écu est désassociateur de sa nature ; il isole les hommes comme le besoin les rapproche.

Nous avons quelque peine à concevoir comment le maître en harmonie sociétaire repousse un mécanisme (l’échange) qu’il connaît et qu’il a su apprécier. Nous serions fâchés de trouver dans cette conduite un semblant de susceptibilité, ou un faux-amour propre qui ne devrait point tacher une intelligence aussi élevée. Les doctrines de M. Fourrier étaient presque inconnues en 1824, lorsqu’une voix énergique et généreuse, celle de l’inventeur de l’échange, le présentait au monde industriel comme le chef d’une école qui devait harmoniser la société toute entière.

Quoiqu’il en soit, et ce n’est pas seulement notre opinion personnelle que nous soutenons ici, M. Fourier sera obligé, pour arriver à son but, de faire de l’association par échange, comme nous faisons nous-mêmes de l’échange pour et par l’association.

Si vous trouvez ma lettre de quelque utilité, veuillez [3.2]l’insérer, Monsieur, dans les colonnes de votre estimable journal, et recevoir l’assurance de tout mon dévoûment.

Jul. Dubroca.

 

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