L'Echo de la Fabrique : 5 février 1834 - Numéro 28

LES TRAVAILLEURS ET LES CAPITALISTES.

L’économie politique, qui, lorsque les mots s’accorderont mieux avec les idées, et que la science elle-même aura fait de nouveaux progrès, s’appellera l’économie sociale, a maintenu le travail dans une condition tout-à-fait subalterne entre le capital et la production ; elle en a fait un agent aveugle et presque esclave. Les capitaux ne sont cependant que les instrumens de travail inventés par l’intelligence de l’homme et mis en œuvre, animés en quelque manière par, ses mains et son habileté. Laissant de côté l’homme lui-même pour justifier l’état actuel de la société, fondé sur des priviléges de propriété, on a rattaché immédiatement la production au capital, en sautant par-dessus le travail, sans lequel ni la cause ni l’effet ne sauraient exister.

Entre ceux qui produisent, se place le capitaliste disposant de la production, qui n’est pas son ouvrage. C’est lui qui règle l’échange et qui fait les parts : il est tout simple qu’il prenne la meilleure. Il a un grand intérêt à séparer les producteurs, et, à force de les éloigner les uns des autres, il finit par leur persuader qu’il est 1’indispensable condition de leur existence.

Le prix réel d’un habit, d’une paire de souliers, d’un pain, tout ce que la nature demande de l’homme pour lui livrer ses produits, c’est une certaine quantité de travail ; mais après la nature vient le capitaliste qui exige encore du travailleur une plus grande quantité de travail. Avant d’avoir un habit, il faut qu’il paie un intérêt pour le mouton du fermier, un intérêt pour la laine du marchand, un intérêt pour les bâtimens et les machines du fabricant, un intérêt pour le capital du tailleur ; nous laissons de côté les salaires du travail réel, c’est évidemment la part la plus faible.

[1.2]Il est évident que les chefs du travail sont des travailleurs comme leurs ouvriers. Sous ce rapport, ils ont le même intérêt mais ils sont aussi capitalistes ou agens de capitalistes ; et sous ce rapport, leur intérêt est décidément opposé à celui des ouvriers. C’est ce double caractère des chefs du travail qui les sépare des ouvriers, distinction funeste, source de toutes leurs discussions. Le travail a besoin d’une direction active, intelligente, d’une surveillance éclairée ; mais il faut que cette action supérieure tienne toujours au travail et ne participe pas de l’oisiveté. Si les ouvriers s’insurgeaient contre leurs chefs et les chassaient, ils se feraient à eux-mêmes et à la société le plus grand tort. Ils doivent au contraire combiner leurs efforts avec leurs chefs par de mutuelles concessions, et se défendre ensemble contre les prétentions du capitaliste oisif.

Les combinaisons des ouvriers ne sont injustes que parce qu’elles ne comprennent pas tous les travailleurs, que parce qu’elles se trompent sur le but. Ils se tournent contre leurs chefs, avec lesquels ils devraient faire cause commune contre les capitalistes : la hausse du salaire ne doit être autre chose que la baisse des profits du capital. Le capital aura beau invoquer les droits acquis, s’entourer de lois répressives, il faudra qu’il cède ; et il ne faut pas croire que ce soit un présage de destruction pour la société, une situation particulière à notre époque : cette discussion a existé de tout temps. A mesure que la civilisation s’est développée, que la société a marché, la propriété des instrumens de travail a toujours été forcée de capituler avec l’intelligence et la force qui les emploient.

La lutte qui existe aujourd’hui entre les ouvriers et leurs chefs, entre deux branches d’une même famille, reprendra bientôt son vrai caractère : ce sera simplement la guerre du travail contre l’oisiveté ; elle ne sera ni cruelle ni longue. Il n’y a plus aujourd’hui de force physique, ni d’influence morale qui puisse empêcher que le pouvoir et la richesse n’appartiennent au travail.

 

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