L'Echo de la Fabrique : 5 février 1834 - Numéro 28

Coalition des ouvriers tailleurs d’habits.

DISCOURS prononcé par grignon, l’un d’eux, le 25 janvier, a l’audience de la cour d’appel.

L’audience est ouverte à neuf heures. Grignon prononce le discours suivant :

Traduit aujourd’hui devant vous, comme un des moteurs les plus zélés de la coalition, et entouré d’inculpations aussi fausses qu’absurdes, mon honneur m’oblige de prendre la parole, pour vous analyser, avec franchise, ma conduite dans tous les actes et démarches qui me sont imputés. Loin de vouloir chercher mon salut dans des tours adroits, ni dans des réfutations habiles, je me suis proposé de vous détailler avec sincérité toutes les causes et circonstances qui peuvent s’attacher à mon accusation.

Que demandons-nous ? 2 f. d’augmentation sur cinq jours de travail, [2.1]plus de justice et d’égalité dans nos rapports avec les maîtres. Demande injuste, nous dira-t-on. Vous êtes les ouvriers les plus heureux de la capitale ; c’est-à-dire, qu’il est possible que nous soyons les moins malheureux ; mais le mal des uns guérit-il celui des autres ?

Nos bourgeois prétendent qu’en travaillant raisonnablement, nous pouvons gagner 4 fr. 50 c. à 5 f. par jour. Ils concluent par là que l’on peut faire un habit en 4 jours. Néanmoins, tout tailleur doit savoir qu’en travaillant quinze et seize heures par jour, il en faut cinq bien complets, ce qui ne fait pas 4 fr. par jour.

Ainsi, en prenant la moyenne du salaire d’un ouvrier tailleur, et en le répartissant sur tous les jours de l’année, les calculs les plus exacts établissent que l’ouvrier tailleur ne gagne, au plus que 2 fr. par jour. Vous savez, messieurs, comme on vit à bon marché dans Paris ; et vous devez comprendre maintenant tout le crime de ces ambitieux qui ont osé demander 2 fr. d’augmentation sur cinq jours de travail.

Si vous jugez, messieurs, que notre condition ne doit point s’améliorer, que nous jouissons de tout le bonheur auquel nous avons droit d’attendre, c’est un crime à nous d’exiger davantage ; mais si, au contraire, vous êtes forcé de convenir que nous sommes très malheureux, pourquoi nous blâmer de vouloir adoucir notre sort ? Est-il juste et raisonnable que les bourgeois qui nous exploitent fassent leur fortune en quelques années et vivent en grands seigneurs au milieu des superfluités, tandis que leurs ouvriers gémissent dans le plus affreux dénuement ?

Ne craignez-vous pas qu’avant qu’il soit long-temps, si l’on ne fait droit à nos réclamations, le cri des ouvriers de Lyon ne soit répété par les ouvriers de la capitale ?

Mais avant d’en venir à cette dernière extrémité, nous avons résolu d’épuiser tous les moyens légaux et pacifiques. – Plus que personne, nous avons à redouter les perturbations sociales, bien moins fatales à ceux qui ont des capitaux ou des rentes pour parer aux crises du commerce et de l’industrie, qu’à ceux qui ne possèdent rien et attendent le pain du lendemain du travail de la veille. Voila pourquoi, messieurs, nous avons montré autant de prudence que de modération dans les moyens que nous avons employés pour obtenir justice ; vous en jugerez par l’exposé historique de notre association.

En 1831, à l’époque où l’industrie éprouva de si grands malheurs, les maîtres tailleurs, bien loin de compatir à nos souffrances, et de vouloir participer aux pertes communes, se coalisèrent pour regagner dans la diminution de nos salaires, ce qu’ils avaient perdu dans les diminutions des commandes. Cette coalition des maîtres ne fut nullement réprimée, quoiqu’ils aient fait courir des circulaires pour s’engager mutuellement à diminuer les prix. Ainsi, la crise qu’amena la révolution devait être supportée tout entière par les ouvriers. Ce n’était pas assez pour eux d’avoir beaucoup moins de travail qu’auparavant, il fallait encore que ce travail fut moins payé. C’est de là que nous vint l’idée de nous former en société, afin de mieux protéger à l’avenir les intérêts généraux de notre corporation.

Depuis long-temps, les ouvriers tailleurs se plaignaient de la modicité de leur salaire, et de l’exigence toujours croissante de leurs maîtres. Un des maîtres tailleurs augmenta le travail de certaines sans vouloir augmenter le prix ; la tyrannie qu’il exerçait sur ses ouvriers devenait tous les jours plus insupportable ; ceux-ci indignés résolurent non seulement de ne point se soumettre à ses exigences, mais encore de demander 2 fr. d’augmentation sur cinq jours de travail. Le maître, qui craignait de perdre ses ouvriers, et qui sentait, d’ailleurs la justice de leurs réclamations, accéda à leur demande.

C’est une chose bien remarquable, messieurs, que toutes les fois que nous avons demandé une augmentation de salaire, nos réclamations nous ont été toujours inspirées par l’incroyable despotisme de nos bourgeois, et, lorsqu’ils veulent, eux, nous faire subir une diminution.

Encouragés par ce succès, tous les ouvriers qui avaient les mêmes griefs et se trouvaient dans le même cas, suivirent cet exemple ; les mêmes réclamations retentirent dans les ateliers, et se propagèrent dans une partie des grandes maisons. C’est de ce moment que commencèrent les réunions. On résolut de former une commission ; le projet se réalisa : je fus élu président.

Avant d’aller plus loin, je vous prie, messieurs, de bien observer que la dureté d’un maître a été la seule étincelle qui ait mis tout en feu.

Il n’y a donc pas eu de moteurs, comme on l’a prétendu, dans notre coalition. On pouvait la prévoir depuis long-temps ; elle devait naître infailliblement de notre malheureuse position et de l’égoïsme de nos bourgeois.

C’est donc injustement que plusieurs d’entre nous ont été condamnés à des peines plus ou moins graves, pour avoir travaillé plus ou moins activement à la coalition. Troncin, par exemple, qui se trouvait président de la société philantropique, s’est tenu tout-à-fait en dehors du mouvement, et s’est renfermé strictement dans les bornes du réglement ; mais la société lui ordonna de prendre de nouvelles mesures, et de suivre le mouvement général ; il était de son devoir, de son honneur de ne point abandonner son poste et de rester dévoué à la volonté générale, dont il était le premier agent ; alors même qu’il eût eu une opinion contraire, il ne pouvait, sans se couvrir de honte, déserter ses fonctions.

Ces observations s’appliquent également à Morin, que le hasard seul mit en cause. Morin se trouvait à la commission, comme bien d’autres ; il était là pour voir ce qui se passait, et de quelle manière on défendait ses intérêts. Comme on le connaissait capable de tenir les écritures, on lui proposa cet emploi ; il l’accepta sans difficulté et sans craindre de se compromettre : car il savait que les maîtres s'étaient aussi coalisés, et ne pouvait s’imaginer que le gouvernement se mêlât de notre querelle et prît parti contre les ouvriers.

[2.2]Ce qu’il importe de constater ici, c’est qu’aucun des accusés n’ont poussé à la coalition, c’est que les ouvriers tailleurs sont assez avancés pour ne subir l’influence de personne ; qu’ils comprennent parfaitement leurs intérêts, et que leur intérêt seul a été le mobile de leur conduite. Vous trouverez l’immense majorité du corps d’état animée des mêmes sentimens que nous. Toutefois, si malgré l’évidence de ces raisons, il vous faut absolument un moteur, n’accusez que moi ; que tout retombe sur moi ; car c’est moi qui, en ma qualité de président, ai le plus travaillé à défendre les intérêts de mes camarades.

La commission fut chargée par ses mandataires de secourir les ouvriers sans travail, avec les fonds produits par la cotisation de ceux qui travaillent : elle devait régulariser le mouvement, le diriger avec sagesse et éviter avant tout la confusion et les rassemblemens.

Bien loin de forcer les ouvriers à quitter leurs ateliers, son premier soin fut, au contraire, de modérer l’élan général, et d’empêcher surtout qu’on ne fit grève dans trop de maisons à la fois : si elle s’était laissé maîtriser par l’impulsion générale, tous les ateliers de Paris eussent été évacués dans deux ou trois jours. Pendant quinze jours notre attitude nous donna les plus heureux résultas. Soixante-dix à quatre-vingt bourgeois avaient fait droit à nos réclamations : le reste était sur le point de les suivre, et tout allait finir sans bruit, lorsque cinq à six maîtres s’avisèrent de réunir un grand nombre de leurs confrères pour s’engager à ne pas céder à nos justes réclamations. Cette décision excita les ouvriers, loin de les arrêter, et les ateliers devinrent de plus en plus déserts.

Dans ces circonstances, la commission prévoyant que notre position allait devenir très embarrassante, et qu’enfin la misère pouvait nous forcer de céder à nos maîtres, la commission, dis-je, crut devoir alors consulter la volonté générale, résolue qu’elle était de ne rien faire que de l’assentiment de tous. Elle prit le parti de convoquer les ouvriers, de leur faire un rapport sur la position du corps d’état, et de leur demander de nouvelles instructions. La réunion eut lieu ; nous étions plus de trois mille. La question suivante fut posée : Resterons-nous dans nos ateliers sans augmentation de salaire, ou persisterons-nous dans nos réclamations ? Nous persisterons, répondit l’assemblée d’une voix unanime. Dès que la volonté générale fut bien constatée, la commission se hâta de prendre les mesures les plus sages pour concilier les intérêts présens des ouvriers avec l’amélioration future qu’une attitude ferme pouvait leur procurer.

Notre premier soin fut de créer une police destinée à maintenir le bon ordre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des lieux de réunion ; les ouvriers qui étaient de service devaient empêcher qu’aucun étranger ne s’insinuât parmi nous, et qu’il ne se formât aucun groupe au-dehors, afin de ne fournir aucun prétexte à l’intervention de la police.

Nos calomniateurs ont osé dire que la commission avait décidé que l’on battrait les ouvriers qui ne se conformeraient pas à ces instructions. Je défie l’accusation d’administrer la moindre preuve a cet égard, je défie nos ennemis de venir nous soutenir en face cette infame calomnie.

Messieurs, s’il y a eu des voies de fait, on ne peut les attribuer qu’à des querelles particulières, dont la commission ne peut être responsable. Du reste, ces voies de fait étaient de peu de gravité. Pendant que la commission travaillait avec activité à remplir le mandat qu’elle avait reçu dans l’assemblée générale, les maîtres se coalisaient de leur côté, se mettaient en rapport avec la police, entassaient dans les journaux calomnie sur calomnie, et travaillaient par leurs agens à mettre la discorde parmi nous. Dès-lors on put voir quelle serait l’issue de la querelle. D’un côté, des ouvriers rongés par la misère, calomniés, persécutés ; de l’autre, des bourgeois riches, unis par l’égoïsme, soutenus et protégés par la police.

De ce moment, je ne doutai plus que j’étais poursuivi très activement par la police. Je ne restai plus si assidûment à la réunion, rue de Grenelle St-Honoré. Je n’avais pas pour cela abandonné le poste que l’on m’avait confié : je continuai à remplir mes fonctions. Mais dans une réunion où je ne me trouvai pas, on crut que je ne remplissais plus mes fonctions. Il est encore plus probable qu’il s’y trouvait des maîtres tailleurs, qui exigeaient que nous nous trouvions, mes collègues et moi, réunis, le lendemain matin, à la commission. C’est de cette réunion qu’émane cette pièce transcrite dans l’une des pièces du procès, par laquelle il était dit que Grignon garderait ses fonctions jusqu’à ce qu’il fût arrêté. Le lendemain on pensait que cette décision m’aurait déterminé à me trouver au rendez-vous de cette réunion, et que j’y serais arrêté ; car la police s’y était rendue pour arrêter la commission.

L’arrestation qui se fit produisit sur le corps d’état un effet contraire à celui qu’on s’en était promis. Les ouvriers, d’un mouvement spontané, augmentés ou non, quittèrent en masse les ateliers, disant qu’ils ne travailleraient que quand on aurait élargi leurs camarades. Il ne fallait rien moins que la prudence de la nouvelle commission qu’on venait d’élire, pour les décider à rentrer dans les ateliers. Quelque temps après, notre coalition tomba ; nous fûmes forcés de céder à la détresse, aux persécutions de la police et à la puissante coalition des maîtres.

Je me résume : les ouvriers tailleurs sont obligés, pour vivre misérablement, de se livrer à un travail excessif et continuel ; ils ne se nourrissent que d’alimens grossiers, ils se logent dans des greniers sales et incommodes, ils ne participent à aucune jouissance de la vie : si jamais ils s’avisent de chercher quelques distractions à leurs souffrances, ils sont obligés, pour couvrir cette dépense, de se priver des objets de première nécessité. Ce n’est pas tout, ils ont encore à supporter les injures et le profond mépris de ceux qu’ils enrichissant par leur travail ; et ce qui ajoute à tous ces maux, ce qui rend la vie à charge, c’est l’idée que cet état de misère et d’infamie doit durer autant que nous.

Etonnez-vous après cela de voir parmi nous quelques ouvriers débauchés et menant une conduite irrégulière : croyez-vous qu’il ne [3.1]faille pas du courage et de la persévérance pour se maintenir honnêtes et vertueux dans une affreuse condition ? Riches, vous pourriez dormir tranquilles et certains de continuer votre productive exploitation, si nous étions tous des débauchés, des hommes immoraux, car ce ne sont pas ceux-là qui s’occupent de leur instruction et de leur émancipation. Il n’y a que les ouvriers sages et vertueux qui connaissent leurs droits, leurs dignités, qui sentent toute l’horreur de leur sort et qui cherchent à l’améliorer progressivement, en attendant que nous arrivions à un affranchissement complet. Eh bien ! messieurs, je suis au nombre de ces derniers, car je souffre cruellement, non-seulement, de mes maux, mais encore de ceux de mes frères. Messieurs, nous nous sommes réunis paisiblement pour faire valoir nos réclamations ; nous n’avons nullement troublé la tranquillité publique, nous nous sommes coalisés pour résister à la coalition continuelle des maîtres, nous avons fait ce qu’avaient fait et ce que font nos maîtres. Vous allez nous apprendre s’il y a deux codes en France, l’un pour les riches et l’autre pour les pauvres. Vous allez nous apprendre si, dans ce siècle de lumière et de civilisation, la prison est la seule réponse qu’on fasse aux malheureux qui invoquent la justice et l’humanité.

 

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