L'Echo de la Fabrique : 15 février 1834 - Numéro 30

considérations sur les théâtres.

 (Suite et fin.)

En vérité, les drames modernes sont-ils des ouvrages consciencieux ? Non, ce sont les fils bâtards des conceptions tudesques et shakespeariennes, dont la traduction des théâtres étrangers a empesté notre littérature. Nos jeunes poètes, la tête tout enflée des productions effrayantes de Schiller, de Goëthe, de Shakespeare, ont dépecé le grand cadavre de notre histoire de France, ils en ont saisi les lambeaux les plus sanglans, les plus infects, et les ont juchés sur le théâtre, accouplant, pêle-mêle, rois et bourreaux, prêtres et voleurs, assassins et magistrats, princesses et prostituées. Est-ce donc là du courage ? Et en fouillant dans les tombeaux, en déversant le mépris sur ces grandes ombres, en les vouant à la haine publique, croient-ils avoir aussi bien mérité de la gloire que s?ils avaient attaqué le vice dans son triomphe, la vanité dans sa richesse, l?impudence sous son habit brodé, la paresse dans son fauteuil académique, la sottise pédante sous le masque dont elle couvre sa doctrine ? Mais non, en agissant ainsi, il fallait de la hardiesse, de la bravoure, [3.2]et la littérature n?est plus, qu?une entreprise commerciale, qu?un trafic de bourse pour gagner de l?or, beaucoup d?or, toujours de l?or.

Toutefois, j?en conviens, deux théâtres politiques absorbent pendant le jour l?attention publique. Là se débattent les grands intérêts nationaux, là acteurs et spectateurs attendent le dénoûment, et préalablement paient, pour que la pièce continue ; mais le soir, quand on veut rire, quand par délassement on entre au Vaudeville, que vous offre-t-on pour exciter votre hilarité ? madame Duchâtelet1, trompant et son mari et Voltaire son amant, pour passer avec M. de Saint-Lambert, capitaine de dragons, un caprice qui n?aura pas de lendemain, ou bien l?abbé de Gondi, provoquant M. de Chalais ; et la duchesse de Chevreuse, dévorée d?amour, oubliant tout pour ce même Chalais que le duc, son mari, assassine loyalement en duel d?un coup de pistolet ; puis le cardinal Richelieu, en rochet et en camail, prêchant à Anne d?Autriche l?adultère et lut débitant ses doux propos d?amour sur l?air de femme sensible.

Au Gymnase, le marivaudage et M. Scribe, essaient de se maintenir, mais comment ? comme dans tous les théâtres, en extrayant d?un roman délicieux un sujet qu?il rend pâle, froid, invraisemblable, mais qu?il couvre de mots spirituals et d?un dialogue vif et de bon ton.

Les Variétés changent aussi leur genre facétieux et grivois pour prendre le drame populaire et la comédie historique. Pour le drame populaire c?est bien, mais la comédie historique, et par conséquent M. Ancelot2, le grand monopoleur, que viennent-ils faire dans cette galère ? Et à quoi ne doit-on pas s?attendre lorsqu?on commence par Madame d?Egmont, la cour de Louis XV, le maréchal de Richelieu, et madame Dubarry ?

Quand au théâtre du Palais-Royal, y joue-t-on de véritables pièces ? Non, ce ne sont que de petits canevas et de jolis couplets pour faire briller la charmante Dejazet3, seule et unique actrice de cette délicieuse bonbonnière : c?est bien, très bien, mais on doit demander mieux.

Alors où donc aller pour rire, être ému et intéressé tout à la fois ? Est-ce au Cirque-Olympique, théâtre de Liliputiens, où, en une soirée, un demi-siècle passé devant vos yeux ; où la république, l?empire, les cent-jours et la restauration, suffisent à peine pour soutenir l?attention pendant trois heures ; où Napoléon n?est qu?un mannequin ridicule, l?impératrice qu?une poupée disgracieuse et mal costumée. Là, le seul auteur de la pièce, c?est le décorateur, là les vrais auteurs sont les chevaux.

Et le Siège d?Anvers, grand brouhaha historique compose des lambeaux du Moniteur rédigé avec la faconde ampoulée de M. Sauvo4, qu?en dirai-je ? qu?on vous jette, de la poudre aux yeux qui vous prend à la gorge, et qu?au milieu des quatre mille coups de fusils qui partent ou qui ratent, vous avez l?inappréciable avantage de voir dresser devant vos yeux une batterie d?artillerie, composée d?une demi-douzaine de grands coquetiers, qui, en guise d?obusiers, lancent très agréablement de jolies bombes de carton remplies d?artifice, lesquelles vont démolir les remparts de la citadelle, avec l?assistance d?un garçon machiniste, qui, à l?aide d?une grande perche, pousse à chaque coup de feu un rempart ou un parapet de la forteresse ; le tout pour la plus grande gloire de l?armée française et la honte des braves Hollandais.

Ainsi donc tout est épuisé, tragédie, comédie, drame, vaudeville, et mimodrame, il ne reste plus rien? Si, j?oubliais ce malheureux Opéra-Comique. Vous le croyiez mort, et moi aussi ; et je regrettais peu ce genre bâtard, dont le libretto ridicule doit perpétuellement le jour à la plume éternellement fade de M. Planard5. Mais enfin un succès a constaté son existence, un seul, et le Pré aux Clercs est venu augmenter la douleur des amis d?Hérold, compositeur élégant, plein de charme, d?harmonie, et de cette mélodie douce et pénétrante, qui laisse dans le souvenir des motifs neufs et gracieux, Il n?est plus !?, et la muse lyrique a écrit sur le théâtre de la Bourse : Les chants avaient cessé !?

Et quoi ? la bonne musique n?a-t-elle donc plus d?organe ? [4.1]Si vraiment, mais pour un petit nombre de fidèles, de dévots, de fanatiques, qui, courbés d?admiration devant la lyre italienne, ne pâment et ne tressaillent qu?aux accents des Rubini, des Tamburini6, des Malibran, des Pasta, des Grisi. Heureux dilettanti, à vous toutes les joies du siècle, musique enivrante, cantatrices et chanteurs ravissans, salle mignonne, lambrissée de dorures, embaumée des plus suaves odeurs, décorée des plus jolies, des plus jeunes, des plus élégantes femmes de l?univers. Je le répète, à vous seuls les voluptés, les félicités de la mélomanie.

J?arrive au terme de ma revue critique ; il ne me reste plus qu?à parler du Grand-Opéra, et désormais je puis prodiguer les louanges. Là du moins je goûterai un plaisir vrai, profond, qui viendra embellir mes rêves et charmer mon sommeil.

Merveille de grace et de légèreté, sylphide enchanteresse, Taglioni7, coquette pudique et voluptueuse, vous qui dans la nature tenez le milieu entre l?homme et l?oiseau, venez captiver mes regards, exciter mon enthousiasme. Délicieux composé de souplesse et de force, vous savez avec art embellir vos mouvemens, arrondir vos membres délicats, quitter la terre pour y retomber, pour y bondir, à l?égal de la colombe, de la tourterelle des bois. Dans votre danse suave et lascive, comme une jeune épouse le lendemain des noces, on retrouve cette décence qui purifie, cette vivacité qui excite, cet abandon qui enivre. A vous la couronne de Terpsychore, à vous les applaudissemens unanimes de l?univers.

Organes de nos compositeurs célèbres, dignes interprètes des Aubert, des Meyerbeer, des Rossini8, vos accens nobles et doux ont le rare privilége d?attirer la foule et de la charmer. Et pourquoi ces acclamations approbatives à la Muette, à Moïse, à Robert-le-Diable et à Gustave ? c?est que là tout est en harmonie, tout est grandiose, magique et mirifique, les décorations brillent de vérité, les costumes éblouissent de splendeur, et les danses, et les chants semblent rivaliser pour vous transporter dans un monde féerique, dans lequel l?imagination s?égare, oublieuse des intérêts de la terre, de ses fatigues, de ses chagrins. A vous les honneurs du triomphe, Adolphe Nourrit, Levasseur, Dabadie, Alexis Dupont, Derivis9, et vous, au-dessus de tous les autres, vous cantatrice savante, dont la voix toujours pure se joue des difficultés, et rivalise avec les chants du rossignol ; à vous, madame Damoreau-Cinti10 de savoir plaire sans effort, d?attendrir quand vos accens sont plaintifs, de rendre heureux quand ils expriment la joie et le bonheur.

J?ai fini ; ma tâche est achevée ; et pourtant j?ai un aveu à faire : oui, la raison m?ordonnait de critiquer sans pitié, de flétrir le genre adultère et sanglant adopté par tous nos théâtres ; et cependant je dois l?avouer : combien de scènes m?ont ému, combien de situations m?ont attendri ! Le bon sens me disait de rester froid et impassible quand mon c?ur, quand mes nerfs, battaient et tressaillaient avec violence. Mais plus ces émotions involontaires ont de charmes, plus il est facile de les faire naître ; plus aussi, des auteurs consciencieux, des hommes de talent doivent repousser de pareils moyens pour remuer un public ; car alors ce ne sont point des larmes douces et compatissantes qu?on obtient ; mais des cris de rage, des convulsions névralgiques indignes du vrai poète ami de la gloire et de la postérité.

F. DE M.

Notes de base de page numériques:

1 Référence probable aux pièces de Jacques-Arsène Ancelot, Madame Duchâtelet et de Victor Hugo, Marion Delorme.
2 La Comtesse d?Egmont, autre pièce de Jacques-Arsène Ancelot.
3 Pauline-Virginie Dejazet (1798-1875), actrice française.
4 Mention ici de la plume de François Sauvo (1772-1859), rédacteur et critique incontournable au Moniteur universel.
5 Le Pré aux Clercs, opéra-comique (1832), paroles de François-Antoine de Planard (1783-1855) et musique de Louis-Joseph Hérold (1791-1833).
6 Référence ici aux célèbres bariton, ténor, soprano italiens, Giovanni Battista Rubini (1794-1854), Giulia Grisi (1811-1869), Antonio Tamburini (1800-1876), Giuditta Pasta (1797-1865) et Maria Malibran (1808-1836).
7 Marie Taglioni (1804-1884), ballerine italienne.
8 Il s?agit ici des compositeurs, Daniel-François Aubert (1782-1871), Giacomo Meyerbeer (1791-1864), Gioachino Antonio Rossini (1792-1868).
9 Là encore il s?agit des chanteurs, ténors, Adolphe Nourrit (1802-1839), Nicolas Levasseur (1791-1871), Henri-Bernard Dabadie (1797-1853), Henri-Etienne Derivis (1780-1856), Alexis Dupont (1796-1874).
10 La cantatrice Laure-Cinthie Montalant, Damoreau-Cinti (1801-1863).

 

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