L'Echo de la Fabrique : 1 mars 1834 - Numéro 32

EXTRAIT D’UN DISCOURS

prononcé par le citoyen GRIGNON1, ouvrier tailleur d’habits,

dans l’assemblée de ses camarades.

Citoyens,

Cherchons les moyens d’améliorer notre malheureuse condition, et que chacun de nous sache endurer des privations, des souffrances passagères, braver même des dangers, lorsqu’il sera démontré qu’ils doivent avoir pour résultat l’avantage de tous ; c’est la le cachet du dévoûment et de la fraternité.

En admettant que notre existence ne soit jamais compromise par la stagnation du commerce ou par la morte-saison, que nous soyons en tout temps suffisamment entretenus d’ouvrage, le prix de notre salaire est-il en rapport avec le prix de notre consommation ? peut-il suffire à tous nos besoins ? la durée de notre travail est-elle en rapport avec nos forces ? permet-elle à nos facultés de se développer ? Voila les questions que nous ne devons jamais perdre de vue quand nous échangeons nos services contre l’argent du maître.

Nous travaillons 14 à 18 heures par jour, dans l’attitude la plus pénible ; notre corps se déforme et se casse ; nos membres s’engourdissent et perdent leur agilité, leur vigueur ; notre santé se ruine, et nous ne quittons l’atelier que pour entrer à l’hôpital. Comment consacrer quelques heures de la vie à notre instruction ? Comment exercer notre intelligence, éclairer notre esprit, adoucir nos mœurs ? Il nous faut rester exposés au mépris des insolens, à la friponnerie des hommes adroits, et, si l’excès de nos malheurs et de nos humiliations nous rend parfois violens et colères, on nous traite de brigands, et de canaille ; alors il faut des lois martiales, des sergens de ville, des geôliers, des bourreaux peur comprimer ce peuple mutin et rebelle.

Tous conviennent de la nécessité de l’instruction, et ils cherchent à nous abrutir par un travail qui absorbe à la fois notre temps, nos forces et nos facultés ; de même ils conviennent de la nécessité du travail, et ils vivent dans le loisir, ils se gorgent de superfluités ; à nous seuls il est défendu de goûter le moindre plaisir. Pour nous, malheureux, le plaisir c’est un sommeil de quelques heures sur un grabat en lambeaux, dans un taudis humide… Le plaisir ! mais nous ne sommes pas des hommes comme les autres ; travailler, toujours travailler, toujours produire sans jouir de rien, sans posséder seulement le nécessaire ! Notre salaire, insuffisant déjà pour le célibataire, ne peut nourrir une famille ; des alimens grossiers et malsains, des vêtemens incommodes, des guenilles, c’est tout ce qu’il peut nous procurer. Aussi le moindre accident qui vient occasionner une dépense imprévue ou suspendre notre travail, menace bientôt notre existence. Si notre ouvrage n’est pas bien exécuté, s’il n’est pas achevé à l’heure fixée, nous sommes victimes de retenues excessives, puis des reproches humilians, des exigences tyranniques, voila nos plaisirs. – Ne nous plaignons pas trop pourtant ; n’avons-nous pas une demi-journée de repos, le dimanche, après six jours et demi d’un travail homicide ? – Qu’il nous arrive ce jour-là le plus léger écart, ceux qui ne se refusent aucune jouissance, qui passent leur vie dans les fêtes et dans le libertinage du bon ton, ne manquent pas de nous accuser de dissipation et de débauche, nous qui n’avons jamais connu les douceurs de la vie domestique, nous qui sommes condamnés, soit à vivre dans un célibat monotone et désespérant, soit à élever nos enfants dans la plus affreuse misère ! Voyez ensuite avec quelle facilité les riches introduisent le désordre dans nos ménages, la corruption dans nos familles, ou nous ravissent jusqu’à notre dignité d’hommes, par des aumônes avilissantes.

(La suite au prochain Numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 Très probablement ici l’auteur de l’importante brochure  Réflexions d’un ouvrier tailleur sur la misère des ouvriers en général, publiée en 1833.

 

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