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8 mars 1834 - Numéro 33
 
 

 



 
 
    

DU PROJET DE LOI

qui proscrit les Associations1.

Le droit d’association est menacé : ainsi chaque jour sont mis en question les principes sur lesquels repose la société ; et l’on s’étonne de l’audace des novateurs lorsque le gouvernement lui-même ne respecte rien ! « Plus l’autorité, a dit d’Alembert, agitera le vase où les vérités nagent pêle-mêle avec les erreurs, plus elle retardera la séparation des unes et des autres. » Il nous est bien permis, comme citoyens, de déplorer le fatal aveuglement qui préside à nos destinées.

Nous n’entreprendrons pas de prouver la légitimité du droit d’association : on ne prouve pas l’évidence. Ce droit est inhérent à l’homme : sans lui la société n’existerait pas. Le despotisme impérial le restreignit ; le code pénal, monument de honte, livre de sang et d’infamie, prohiba, par son article 219, les réunions de plus de vingt personnes. Obligé de s’expliquer sur cette disposition légale, peu après juillet, M. Guizot, ministre, s’empressa de la répudier. Aujourd’hui cet article, que nous persistons à croire abrogé de fait comme attentatoire aux droits du peuple souverain, n’est plus suffisant ; on a pu l’éluder : il faut rendre impossible toute infraction. C’est ce qu’on a osé dire avec une effronterie rare… Les citoyens qui siègent au Palais Bourbon sont restés impassibles à un pareil discours, et les tribunes sont restées muettes… Et un Persil, un Mahul, un Viennet, et Martin du Nord, et Gaillard Kerbertin viendront faire le rapport de ce projet liberticide et sans doute conclure à son adoption. Mais la presse a jeté un cri d’alarme ; mais le peuple est calme et silencieux ; l’indignation se concentre : attendons.

[1.2]Nous ne dirons pas : « Que nous importe, à nous travailleurs, la question politique ? » Mais, puisqu’il nous est interdit, par une loi fiscale, de nous en occuper, nous l’oublions… Aussi bien elle nous mènerait trop loin, et peut-être devons nous nous applaudir de la spécialité qui nous renferme dans des bornes étroites : laissons donc la question politique. Assez d’autres sans nous et mieux que nous examineront si une loi qui change le principe même de la constitution est de la compétence de la chambre des députés actuelle ; si cette loi n’est pas telle qu’il faudrait un mandat exprès à cette chambre, ou, pour mieux dire, une assemblée constituante. Assez d’autres sans nous et mieux que nous examineront si l’intérêt de la monarchie est de livrer aujourd’hui un combat à mort à la république ; s’il lui est plus utile de voir transformer, malgré elle, en sociétés secrètes les nombreuses associations qui couvrent la France d’un réseau multiple ; et, pour tout dire, si les ventes du carbonarisme lui seront moins hostiles que les loges et les cercles que la politique, l’industrie et les arts ont ouverts au peuple Des voix éloquentes se sont déjà fait entendre ; elles continueront, car la mission de la presse est d’avertir, et, il faut l’avouer, elle remplit loyalement ce devoir : elle avertit ceux même qu’elle désire le plus voir s’égarer. Si donc, comme l’a dit M. Persil dans le procès de notre ami cabet, il faut que les associations tombent ou que le gouvernement succombe, tant pis !… Mais non pour les associations : elles ne tomberont pas.

Nous n’envisagerons donc la prohibition des associations que sous le rapport qui nous compète ; mais nous ferons auparavant connaître notre pensée la plus intime, et nous prouverons par-là notre impartialité et notre indépendance.

Étrangers personnellement à toutes associations, nous pouvons les juger néanmoins en connaissance de cause. Nous n’avons pas besoin de dire pourquoi ni comment. L’écho des travailleurs a déjà fait sa profession de foi à cet égard (v. n° 6, déf. des fab. non mut.) : il la répète ; il n’aime pas les sociétés secrètes, il n’approuve que celles publiques ; mais il les approuve de toutes ses forces, parce qu’elles moralisent, elles éclairent la classe prolétaire, elles lui enseignent la liberté.

Les sociétés secrètes, puissantes pour détruire, sont inhabiles à organiser : elles ne sauraient donc convenir aux amis du peuple, qui, ne voulant pas se servir de lui comme d’un marche-pied pour arriver aux emplois, aux dignités, ne sont pas assez ambitieux pour se poser les premiers, ni assez serviles pour consentir au despotisme de leurs égaux. Leur dénomination de secrètes est une véritable plaisanterie : elles sont, au contraire, accessibles à tous les guets-apens de la police. Considérées sous un autre rapport, les sociétés secrètes sont trop souvent le repaire de l’intrigue : la médiocrité suffisante et bavarde y trône à son aise. Là on est adopté où exclu au gré de quelques-uns, épurateurs dupes ou fripons ; la Calomnie y tient le creuset où chacun verse la réputation de son voisin, et la Prévention, un bandeau sur les yeux, prononce ses jugemens hasardés [2.1]et occultes. Là, sans se rendre compte de la valeur intrinsèque des individus, on éloigne plutôt que de rechercher les hommes capables. Qu’on soit homme d’action, cela suffit ; après le triomphe les maîtres ne manqueront pas. Appliquées à l’industrie, les sociétés secrètes ont les mêmes inconvéniens, accrus encore de ceux que produisent les jalousies de métier, les caquetages de quartier et les antipathies de corps de logis. Elles en ont encore un immense à nos yeux et dont il faut bien se garder : elles nous reportent violemment en arrière et reconstruisent à huis clos l’édifice des corporations abattu il y quarante ans aux applaudissemens unanimes de la France.

Mais il y a loin des sociétés secrètes aux associations publiques. A celles-ci notre sympathie est acquise et nous les défendrons de tout notre pouvoir. Si les premières étaient seules prohibées, nous nous tairions ; mais attaquer l’association publique c’est le comble de la déraison, c’est plus encore, c’est déchirer le pacte social, c’est dénier au peuple sa souveraineté, c’est lui cracher au visage.

De quel droit vient-on dire, à nous citoyens de la nation que vingt peuples ont salué du nom de grande : « Vous n’avez pas le droit de vous unir, de vous associer, de discuter, en commun et en public, vos droits, vos intérêts ?… » Nous n’avons pas le droit ? Erreur.., Ce droit existe : 1789 et 1830 en sont témoins. La force pourrait seule le ravir ; mais combien dure le pouvoir de la force ?

Arrière donc, pygmées qui voulez arrêter le char de la liberté et faire rétrograder la civilisation ! arrière ! Vous allez être broyés sous les roues : ce sera justice. Et qu’ont-ils donc fait de plus que vous, les hommes que le fort de Ham retient captifs ! Ils sont morts civilement : la même peine attend les prévaricateurs et les contempteurs de la foi jurée.

Industriels de toutes professions ! mutuellistes ! ferrandiniers ! francs-tisseurs ! concordistes ! unistes ! indépendans ! ne craignez donc rien : cette loi est frappée du sceau de la réprobation avant que d’être née. Loin de vous décourager, reliez vos faisceaux, unissez-vous de plus en plus par les liens d’une fraternité généreuse et éclairée : car il faut résister à l’arbitraire sous quelque forme qu’il se présente ; car il n’y a de loi que celle qui est le résultat de la volonté générale.

Si demain on vous prescrivait les heures du travail, celles du repos, de la promenade, le choix de vos vêtemens, leur forme, leur couleur, qu’importerait qu’on décorât du nom de loi un pareil édit ? Eh bien ! la loi qui priverait les citoyens de la faculté naturelle de s’associer, du droit de se coaliser, de parler ou d’écrire, serait aussi tyrannique et absurde : elle ne mériterait pas le nom de loi. « Dire qu’il n’y a de juste ni d’injuste que ce que les lois positives ordonnent ou défendent, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. » (Montesquieu)2.

Espérons-le donc, la chambre des députés aura la pudeur de repousser une tentative aussi odieuse de despotisme. Non, la France n’aura pas à rougir d’un tel avilissement. Citoyens ! vous ferez votre devoir dans tous les cas. Il y a quelqu’un de plus lâche que le tyran qui opprime, c’est l’esclave qui souffre l’oppression : on l’a dit avant nous.

Notes (DU PROJET DE LOI qui proscrit les Associations ....)
1 Comme Jean-Charles Persil  ou Jean-Pons Guillaume Viennet, Jacques-Alphonse Mahul (1795-1871) ou Fidèle-Marie Gaillard de Kerbertin (1789-1845) défendaient avec zèle les mesures conservatrices décidées alors par Guizot.
2 Tiré de L’Esprit des lois de Montesquieu.

 

 

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