L'Echo de la Fabrique : 15 mars 1834 - Numéro 34

ENCLUME OU MARTEAU.

Suite.

Dix ans après, Otivel n’avait pas fait son chemin à Paris, mais en revanche il avait à peu près perdu sa santé, sa fortune et ses espérances.

Comment cela s’est-il fait ? disait-il. J’ai pourtant suivi constamment les bons conseils de mon oncle. J’ai été doux et modeste, probe, et généreux, et rien ne m’a réussi !

Un soir il s’en allait fort triste le long des quais, au clair, de la lune, regardant couler l’eau, occupation de ceux qui rêvent aux déceptions de la vie déjà passée, dont cette eau fugitive est l’emblème, quand il se sentit frapper sur l’épaule et reconnut des traits caractérisés que le temps n’avait pas effacés de sa mémoire : c’était le voyageur de la diligence. – Eh bien ! jeune homme ? – Eh bien ! monsieur ? – Etes-vous content de votre sort ?

A cette question, Otivel baissa les yeux comme un homme qui n’a rien de bon à répondre et garda le silence. Le voyageur continua : Pourquoi rougir de n’avoir pas été heureux ? Si à votre âge vous aviez réussi à vous faire un rang, un nom, une fortune, vous seriez un hypocrite ou un charlatan, ou même un fripon ; mais c’est tout le contraire. Puis le regardant fixement, il ajouta d’un ton assuré : Vous devez avoir dépensé maintenant les deux tiers de votre héritage. Vous avez dû mettre cinq ans à terminer vos études ; par conséquent, il y a cinq ans que vous avez dû commencer une première carrière sans succès. Vous l’avez alors abandonnée pour une autre dans laquelle vous n’avez pas mieux réussi, et puis une autre encore ; enfin vous voila découragé et sans confiance en vous-même. Voila ce que vous êtes à présent.

Et vous, s’écria Otivel frappé de surprise, êtes-vous le diable, monsieur, pour deviner tout ce qui m’est arrivé ?– Je serais un assez pauvre diable, si vous disiez vrai : mais je puis être votre ange gardien si vous voulez suivre mon avis.

Ils conversèrent pendant une heure. Malgré la répugnance que lui inspiraient les opinions si tristes et l’amertume de cet homme bizarre, Otivel ne se sentait pas trop mal à l’aise auprès de lui. En quelques phrases, il raconta ses déceptions de dix années.

Il avait fait son droit, plaidé avec succès quelques causes à lui confiées par son parrain au barreau, vieil avocat devenu presque imbécile ; mais dès qu’il voulut tirer quelque bénéfice de ses travaux pour lui-même, son patron le chassa et chercha même à le décrier comme un ignorant. Un avoué lui avait fait alors des propositions en lui demandant s’il était habile et éloquent. Otivel, le plus fort de sa conférence, lui avait modestement répondu qu’il n’était pas assez hardi pour afficher une telle prétention ; l’avoué l’avait pris au mot, lui avait tourné le dos et avait donné sa clientelle à un jeune étourdi sans talent, mais plein d’une effronterie imperturbable, lequel, dès la 2e année, se fit 10,000 fr. de son cabinet.

Otivel raconta encore comme quoi il avait essayé de l’administration et fait quelques projets utiles, acceptés même par deux ministres ; mais ne les ayant pas présentés lui-même, les deux amis qui en en avaient été chargés en profitèrent seuls. L’un fut choisi pour une mission importante, l’autre, élevé au rang de chef de la division où Otivel resta surnuméraire. Dégoûté des bureaux, il avait songé à l’industrie.

Un camarade de collège lui proposa une entreprise d’une espèce sûre et lui emprunta de l’argent. Cependant il ne put jamais l’engager à y prendre part pour lui-même. Otivel avait refusé par un sentiment de probité délicate. Il avait même tenté de détourner son ami d’une profession qui, par sa nature peu honorable, devait faire perdre, selon lui, toute considération dans le monde. Mais au lieu de perdre sa considération, l’ami était devenu électeur éligible, en vendant du vin falsifié en gros et en détail : il était député, en [4.1]passe d’aller au conseil d’état, et tous les jours il éclaboussait avec sa calèche Otivel, sans même le regarder en passant.

Pour dernière tentative, le jeune homme s’était jeté dans la littérature, carrière de ceux qui n’en ont plus. Mais c’est alors qu’il avait éprouvé les plus grands désappointemens. D’abord aucun libraire n’ayant voulu de son premier ouvrage, il l’avait publié lui-même, et personne ne l’acheta, car personne ne l’avait annoncé. Cependant un homme bien répandu l’ayant lu par hasard, en parla avec éloge dans un salon aristocratique, et dès le lendemain vingt journalistes qui n’avaient point ouvert son livre, et auxquels il n’avait point fait de visite, déclarèrent à l’unanimité son œuvre absurde, et lui incapable d’écrire.

Il se le tint pour dit, brûla tous ses manuscrits, à l’exception d’un seul, dont la grande dimension de format lui parut propre à faire des enveloppes ; et ce fut précisément ce qui acheva de le désespérer : en effet son domestique en vendit les feuilles, lesquelles firent une réputation d’esprit à un grand niais qui ne savait pas même l’orthographe ; en revanche il savait faire des courbettes, il fut vanté généralement ; on lui reconnut un talent original, de la grace de style et une brillante imagination.

L’étranger sourit dédaigneusement. Tout cela devait être, dit-il, puisque vous avez été modeste et probe, selon les avis de votre oncle, mais vous n’avouez pas tout ; vous avez dû être encore facile et généreux ; donc, on vous a en outre emprunté, volé votre fortune et calomnié quand vous avez voulu vous plaindre ! Au reste, c’était dans l’ordre. Pourquoi demandiez-vous quelque chose à la justice des hommes ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu justice à vous-même ? Dans un pays où la modestie est prise pour de l’ignorance et la fatuité pour du talent ; dans un pays où la timidité décente et la réserve discrète sont prises pour de la faiblesse par l’impudence au front toujours levé ; dans la ville où la probité, la générosité sont qualifiées bêtise ou folie par la fourberie et l’avidité, deux vices qui y vivent aux dépens de ces deux vertus ; dans une telle ville, il faut être enclume ou marteau, battant ou battu, trompeur ou trompé, dupe ou fripon ! Eh quoi ! pas de milieu ! s’écria le jeune homme. Ah ! si le monde est ainsi fait, je n’y veux plus vivre ; mais non, je ne crois pas à vos odieux aphorismes ; si Dieu permet qu’il y ait des méchans, il faut aussi qu’il y ait des êtres bons et inoffensifs. Certainement ! dit le vieillard mélancolique, il faut bien des colombes pour nourrir les vautours. Alors il salua Otivel et partit. Quand il eut fait dix pas, il se retourna en lui criant : Vous avez encore besoin de trois ou quatre ans pour achever de perdre ce qui vous reste d’argent et d’illusions. Nous nous reverrons alors, si nous sommes encore sur la terre. Adieu.

(La fin au prochain Numéro.)

 

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