L'Echo de la Fabrique : 22 mars 1834 - Numéro 35

Nous croyons faire plaisir aux lecteurs en leur donnant quelques extraits du discours que M. pagès (de l’Arièges) a prononcé, le 12 de ce mois, à la Chambre des députés dans sa discussion du projet de loi contre les associations.

C’est à l’association que nous dûmes jadis toutes nos libertés : la commune, le droit municipal, les milices nationales. C’est à l’association que nous devons toutes nos industries dont l’origine est dans les corporations d’arts et métiers. C’est à l’association que nous devions tout ce qu’il y avait de morale et d’humanité dans la classe populaire : ces confréries soignant les malades, abritant les pauvres, faisant vivre les ouvriers sans travail.

Sous un gouvernement qui comprend et qui veut le bien-être du pays, ces sociétés ne sauraient être périlleuses. Malgré sa tyrannie, Louis XI les protégea mieux que Louis XII ; malgré son despotisme, François Ier les garantit autant que Henri IV. Et toutefois, pour être sans péril, elles n’étaient pas sans turbulence : leur liberté, conquise par la force, fut conservée [2.2]par la force jusqu’au jour où, conservée par le temps, le pouvoir la sanctionna comme un droit.

L’empire n’accueillit la liberté qu’en la plaçant sous la tutelle du despotisme : de là l’art. 291 du Code pénal. Ses prévisions pouvaient sembler alors spécieuses à un pouvoir ombrageux. Le chef de l’empire était en désaccord avec le chef de l’église, et il prohibait les associations religieuses ; le despotisme ne peut se trouver sans péril face à face avec la liberté, et il prohibait les associations politiques ; corrompu par cette littérature servile qui brûlait de l’encens pour recevoir de l’or, le pouvoir prohibait cette littérature indépendante et fière qui préférait la liberté à la gloire, la France à son maître, et qu’il fallut persécuter parce qu’on ne pouvait l’avilir. Dans les serres de l’aigle vint se débattre et mourir le droit d’association. La restauration trouva et conserva cet article dans le Code pénal.

[…]

Les troubles de Lyon sont d’une nature plus grave : ils signalent une plaie sociale, et doivent par cela même effrayer toutes les positions personnelles et tous les genres de propriété. Mais, en 1831, une première catastrophe ne vous avait-elle pas frappés d’un sinistre avertissement ? Qu’avez-vous fait en présence de ce grand désastre, qui eût captivé toutes les médiations d’un homme d’état ? Vous avez laissé le hasard diriger les événemens, et un nouveau trouble vient vous annoncer que l’industrie de Lyon se meurt, et que cinquante mille ouvriers qui travaillent ne peuvent plus vivre du salaire de leur travail.

Et, dans ces graves conjonctures, vous nous offrez, comme panacée, l’art. 291 du Code pénal!

Fermer la bouche du pauvre qui souffre, ce n’est pas détruire la douleur ; dissoudre une réunion d’ouvriers qui cherchent une meilleure répartition du salaire, qui veulent s’entr’aider les uns et les autres, améliorer leur existence, marcher, en se donnant la main, vers une vie moins dure, c’est s’opposer au progrès social, c’est attenter aux droits de l’humanité, c’est manquer, non-seulement de charité et de christianisme, mais de sagesse vulgaire et de politique.

Votre loi n’atteindra pas seulement le malheureux prolétaire, l’homme de la misère et du travail, ce n’est pas lui seul que vous condamnez à vivre craintif et solitaire auprès de son âtre sans feu et de sa famille sans pain. Si l’ouvrier de Lyon ne peut s’associer pour réclamer un meilleur salaire, les négocians de Bordeaux ne pourront plus se réunir pour demander une plus sage organisation des douanes, les propriétaires de vignes pour réfléchir sur de meilleurs impôts indirects. Il faut tout comprimer ou ne rien atteindre ; aucune plainte collective ne pourra parvenir jusqu’à vous, et vous ferez comme les tyrans : diviser pour régner, isoler pour détruire.

[…]

Votre loi ne détruira pas les associations, elle sera donc impuissante ; elle changera les sociétés publiques en sociétés secrètes, elle sera donc funeste. Ainsi, par la sagesse des divers pouvoirs, l’art. 291 était depuis vingt ans tombé en désuétude, parce qu’il était inutile et sans objet.

Comment le faites-vous revivre ? En l’étendant, non-seulement aux associations de vingt personnes, mais encore aux sections de cette association d’un nombre moindre. Comment établirez-vous qu’il existe une association dans une réunion de vingt personnes ? Comment prouver que plusieurs personnes réunies forment une section d’une association qu’on n’a pas encore saisie ? Comment prouver l’affiliation d’une section à une autre ? Comment prouver qu’une société, connue sous un nom, est une fraction d’une société connue sous un autre ? Comment établir le nombre de personnes nécessaire pour composer une fraction d’association ? Un individu formera-t-il une fraction d’association à lui seul ?

Mais ne voyez-vous pas que c’est détruire toute relation, briser tous les nœuds de la société, faire une loi de suspects, une loi d’oppression et de tyrannie ?

Voyez la loi sous un autre aspect : ne peut-on l’étendre à toutes les associations non autorisées par la police ; à la petite-église ; aux diverses sectes religieuses ; à toutes les sociétés de bienfaisance et de charité ; à ces hommes, à ces femmes qui se dévouent au soulagement du pauvre, aux soins des malades, à l’instruction des enfans ; aux sociétés littéraires ; aux conférences d’avocats ; aux répétiteurs de collège ? Tout rentre dans votre loi. Au-dessus de vingt, ils forment une association ; au-dessous de vingt, ils font une fraction. Religion, humanité, bienfaisance, vous pourrez tout détruire, et, dans le système de frayeur où vous êtes entrés, vous détruirez tout.

Dans le Code pénal, c’est une main de fer qui ferme la porte à la terreur ; ici on veut faire peur parce qu’on tremble. Le Code punit le propriétaire qui accorde ou consent l’usage de sa maison pour une association qui se réunit tous les jours ou à certains jours marqués, Il y a oppression, mais il y a justice ; le propriétaire ne peut se méprendre ni sur son consentement propre, ni sur le but de l’association. Vous, au contraire, vous voulez punir ceux qui prêtent ou louent pour une ou plusieurs réunions. Ainsi le propriétaire est puni, pour une réunion dont il ne connaît pas l’objet, pour l’usage qu’on fait à son insu de sa maison ou d’une partie de sa maison : il est contraint de devenir l’espion de police de ses locataires, car, s’ils sont coupables, il est complice. Mais vous voulez qu’il soit complice de ce que ses locataires font dans leur appartement! Peut-il le savoir sans être espion ? peut-il le dire sans être délateur ? Il faut toutefois qu’il le sache et qu’il le dise, non de peur des seize francs d’amende du Code pénal, mais sous peine de mille francs d’amende et d’un an du prison! La commission peut réclamer un brevet pour sa découverte : Machiavel, l’inquisition, la police n’étaient pas allés jusque-là.

Je devrais encore envisager la loi sous un autre point de vue ; je me borne à l’indiquer. Maîtres de permettre ou d’empêcher, vous enhardirez toutes tentatives d’association contre toute espèce de liberté. Vous maintiendrez les réunions de fabricans qui veulent diminuer le salaire, et vous détruirez les sociétés d’ouvriers qui veulent en accroître le taux. C’est la lutte du fort contre le faible et du riche contre le pauvre, de la ruse contre la loyauté, de l’instruction jésuitique contre l’enseignement mutuel.

Messieurs, un mouvement irrésistible pousse le genre humain vers le progrès : tout homme de cœur, de talent, de prévision, doit s’associer à [3.1]cette tendance générale, universelle. Les gouvernemens stationnaires, les chambres rétrogrades se perdront sur la route. Soldats de la liberté, nous devons combattre pour elle, mais en plein jour ; sous le bouclier des lois, en face de nos adversaires. Je crois à son triomphe parce qu’elle est dans le dessein de la providence pour le bonheur de l’humanité ; parce que depuis dix-huit cents ans elle a son évangile et ses apôtres, et ses héros et ses martyrs ; parce que la morale et la religion font chaque jour disparaître de l’Europe l’esclavage, le privilége, le monopole devant les immunités du genre humain.

 

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