L'Echo de la Fabrique : 12 février 1832 - Numéro 16

DEMANGEOT i.1

… il est une lettre de change
Que tire l’homme à jeun sur l’homme heureux qui mange.
Barthélemy. Némésis. Aux égoistes.

Spectre de Demangeot, lève-toi de l’humide tombe où la charité vient de te déposer gratis, seul service que la société ait daigné te rendre. Viens épouvanter par ton affreux râlement, par ton aspect livide, par tes os décharnés que la faim rongea ; viens épouvanter le riche Mondor que l’agiotage absorbe, et l’insouciant égoïste, libéral de salon. Infortuné prolétaire, raconte-nous le combat auquel tu fus livré, lorsque dans tes entrailles vides tu sentis la faim te tenailler sans relâche, lorsque tu fis cette poignante réflexion : Eh quoi ! souffrir toujours ! Lorsqu’enfin dénué de toute ressource, il te fallut opter entre un peu de pain et l’achat de ton instrument de mort, oh ! combien tu souffris avant que de prendre cette fatale résolution ! Que d’amères réflexions surgirent dans ton ame abîmée de douleurs ! Quel regard de mépris et de haine tu jetas sur ce Paris si vanté, sur ces bals si somptueux, sur ces banquets si opulens ! Tu regrettas sans doute de n’être pas né dans quelque tribu sauvage, le sort de l’esclave te parut plus beau que le tien. Le malheureux a du pain. Oui, je conçois qu’en ce moment [4.1]tu te déclaras l’ennemi de la société, mais bientôt plus généreux tu préféras mourir. Aujourd’hui tes ossemens sont froids. Pardon, Demangeot, si je trouble ta cendre, mais je veux la secouer sur le genre humain. De la cendre des Gracches naquit le vengeur Marius. De la cendre d’un prolétaire mort de faim peut naître le vengeur de la classe pauvre et souffrante, un nouveau Marius sous la conduite duquel elle s’associera au banquet dont elle avait peine a recevoir les miettes. Ta mort n’aura pas été sans fruit et le ciel absoudra ton suicide.

Marius Ch.......

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Marius Chastaing fait ici référence à François Mauguin (1785-1854) et à Alexandre Destutt de Tracy (1781-1864). Tous deux députés proches des libéraux dès la fin de la Restauration, ils furent l’un et l’autre très rapidement dans l’opposition au régime de Juillet. Tracy se démarqua en prenant fait et cause pour la suppression de la peine de mort, pour la liberté d’enseignement ou l’émancipation des esclaves. Voir A. Robert et G. Cougny, Dictionnaires de parlementaires français, ouv. cit., volume 4, p. 317-319 (Mauguin), et volume 5, p. 436-437 (Tracy).

Notes de fin littérales:

i Cet homme vient de se suicider après avoir écrit à son frère que la misère seule le portait à cet acte de désespoir. Sa lettre naïve et touchante par sa simplicité a été insérée sans aucune réflexion dans les journaux même libéraux ; que de tristes réflexions, cependant, elle devait faire naître ! Jamais les discours des MauguinMauguin, des TracyTracy, n’approcheront de la véhémence de cette simple lettre. Je vais mourir faute de pain ! quelle diatribe violente contre la société ! Au milieu de l’EuropeEurope civilisée, un Français meurt de faim, et d’autres Français dansent, et d’autres parlent de liberté, de patrie ! Oh ! c’est plus qu’une anomalie, qu’une froide antithèse, c’est un crime… Barthélémy livre-le à Némésis.

 

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