L'Echo de la Fabrique : 26 octobre 1834 - Numéro 6

[1.1]Nous qui avons pris pour tâche d?être à la fois les interprètes et les conseils des travailleurs ; nous qui connaissons leurs fatigues et leurs privations, parce que nous les partageons, nous voudrions n?avoir à leur faire entendre que de ces paroles de consolation et d?espoir, qui font tant de bien au c?ur et aident à supporter avec plus de patience, les maux présens, en les faisant regarder comme passagers et touchant à leur terme, pourquoi faut-il qu?un devoir impérieux nous dicte aujourd?hui des paroles d?allarmes? Dans tous les cas, ce n?est pas nous qu?il faut en accuser ; car c?est avec une douleur profonde que nous voyons se préparer, dans l?industrie qui fait vivre notre cité, une de ces crises dont les effrayans effets font mal à qui ose les prévoir et les sonder.

Et c?est encore cet infâme agiotage qu?il faut en rendre responsable ; car c?est bien le triste fruit de ce qu?on s?obstine à décorer du beau nom de liberté industrielle, mais qui n?est réellement que l?abus, que la licence commerciale.

Personne n?ignore les spéculations, ou pour mieux dire, les accaparemens qui eurent lieu sur les soies, à la fin de l?année dernière et au commencement de celle-ci, sans autre motif, que ces opérations de quelques riches capitalistes. Le prix des soies haussa d?une manière remarquable, ce qui força beaucoup de fabricans à refuser, momentanément et à plusieurs reprises, du travail à un certain nombre d?ouvriers, par la raison toute simple, qu?à chaque augmentation, il fallait du temps pour que le détaillant, le commissionnaire ou l?armateur pussent se décider à augmenter le prix de leurs commandes, de manière à la mettre en rapport avec le prix de la matière première : or, ceci ne pouvait avoir lieu qu?après s?être assuré par quelques semaines de réflexions que la hausse se soutiendrait.

Voilà donc plusieurs perturbations qui entravent la production, perturbations dont le travailleur supporte [1.2]le plus fort poids, par les cessations successives qu?il est obligé de subir.

Mais ceci n?était, pour ainsi dire, qu?un prélude ; car les hausses factices sont toujours doublement funestes. Poursuivons : une récolte en cocons, un peu moindre que celle de l?année dernière, sert de prétexte pour continuer la hausse d?une manière immodérée. Les soies qui, il y a un an, valaient 36 fr. la livre, coûtaient, en septembre dernier, 48 fr. ; c?est-à-dire qu?il y a eu l?énorme augmentation de 33 pour cent. Mais ensuite qu?est-il arrivé ?? Tout excès occasionne une réaction.

Le prix des étoffes de soie devenant tout-à-fait trop élevé et se trouvant hors de proportion avec les moyens pécuniaires des consommateurs, la vente s?en est arrêtée. Les fabricans qui comptaient sur les achats qui ont ordinairement lieu en septembre et en octobre, se sont trouvés trompés dans leur attente. Alors, voyant les capitaux employés en marchandises, craignant, d?ailleurs, que la nullité des achats n?occasionne une baisse ruineuse pour eux, les fabricans cessent de faire fabriquer.

Déjà un grand nombre de métiers sont arrêtés, et chaque jour le nombre s?en accroît : tout indique que le chômage sera long ; car les maîtres teinturiers n?ont pas de soies à teindre et renvoient leurs ouvriers en foule.

Justement à l?entrée de la saison rigoureuse, pendant laquelle les besoins sont plus grands, la population ouvrière de la seconde ville de France va se trouver sans travail, et, par suite, sans pain : que deviendra-t-elle ??

Nous soumettons ces réflexions au gouvernement, ainsi qu?aux autorités de la ville, et nous implorons leur sollicitude, afin qu?ils s?efforcent de prévenir la misère qui nous menace, en utilisant de quelque manière les forces qui vont se trouver inactives. Si aucune prévoyance sociale ne vient à leur secours, grand Dieu ! [2.1]que vont devenir tant d?hommes, de femmes et d?enfans, qui offrent leurs bras au travail et qui, s?il leur est refusé, n?auront plus à choisir qu?entre la mort ou le déshonneur?

Dans tout ce que nous avons dit précédemment, il ne faudrait pas voir des récriminations haineuses : dans nos gémissemens nous n?accusons personne ; nous dirons plus, c?est que ceux-là même qui sont les auteurs réels du malaise, dont nous nous plaignons, ne sont pas coupables? C?est au désordre commercial seul, au défaut d?unité et de franchise qui existe dans la manière dont s?opère la distribution des richesses, qu?il faut imputer tout le mal : et puisque la société où nous nous trouvons n?a pour morale que l?égoïsme, il est très-naturel que ceux qui se trouvent en position de tirer parti de cet état de chose, en profitent au lieu de s?en plaindre, et nous les approuvons presque, lorsqu?ils disent : Nous serions bien dupes de ne pas le faire, d?autres en profiteraient pour nous.

D?ailleurs, après tout, il est nécessaire que les choses se passent ainsi ; car les abus font ressortir plus vivement les vices qui existent dans un ordre social quelconque, et contribuent eux-mêmes puissamment à la régénération des institutions usées.

Nous savons bien que ces idées de régénération de réforme sonnent mal auprès de ceux qui jouissent des faveurs de la fortune, faveurs dues au hasard et que nous ne leur envions pas, quoiqu?elles les disposent à croire que tout est au mieux. Ah ! si en présence de l?avenir qui nous menace, nous avions encore le courage de discuter avec ces aveugles partisans d?une concurrence sans limite, aidés par l?évidence des faits, avec quelle force nous pourrions leur démontrer combien leur opinion est fausse et leurs erreurs déplorables. Il nous suffira de leur faire observer que, dans l?état actuel de l?industrie et du commerce, il est impossible qu?il puisse exister un juste équilibre entre la production et la consommation. Nous leur dirons : Voyez ; les récoltes ont été bonnes cette année ; les principales denrées sont abondantes, les magasins sont encombrés de marchandises de toute sorte, et cependant, selon toutes les probabilités, des milliers de travailleurs vont souffrir la faim et le froid, à côté des monceaux de productions de toute espèce ; chaque jour ils sont poursuivis par une incertitude affreuse, qui les met dans une position comparable à celle d?un patient, craignant à tout instant d?entendre prononcer son arrêt de mort? Et l?on voudrait encore que nous ne trouvassions rien à redire, rien à modifier à ce soit disant ordre commercial qui, non-seulement refoule en nous et rend inutiles des facultés qui ne demandent qu?à être développées, pour rendre à la société d?immenses services, mais encore on nous opprime jusque dans notre existence, et dans celle de nos femmes et de nos enfans. Oh ! aveuglement de l?égoïsme !?

Travailleurs, écoutez,

Nous venons d?appeler l?attention du pouvoir sur les maux qui nous menacent ; sans doute il ne sera pas [2.2]sourd à nos cris de détresse : mais tout en mettant une grande partie de notre espoir en lui, travaillons, nous aussi, à rendre l?avenir meilleur. Quant à nous, sans attendre plus long-temps, nous allons entrer sérieusement dans la carrière des améliorations et des réformes commerciales ; nous allons activer, autant qu?il sera en nous, le système d?indication dont nous avons déjà parlé. Nous allons nous occuper aussi d?examiner et de développer, par divers articles, un projet d?organisation commerciale et industrielle (voir les annonces), qu?un ami des travailleurs a publié depuis peu de jours. Ce projet indique des moyens d?exécution, simples, praticables et susceptibles de produire une amélioration, tellement positive, que nous croyons rendre un service éminent aux classes laborieuses, en les engageant de travailler avec nous à sa réalisation.

 

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