L'Echo de la Fabrique : 26 octobre 1834 - Numéro 6

MISÈRES PROLÉTAIRES,

Deux prévenus de vagabondage.

Une vieille femme : La veuve Bonin, septuagénaire et sans ressources, comparaissait dernièrement devant le tribunal de police correctionnelle de la Seine. Le président engageait son fils, ouvrier, gagnant deux francs par jour, à acquitter envers sa mère la dette sacrée de la nature. Ce fils infâme s’y est obstinément refusé et est sorti de l’auditoire au milieu des murmures d’une indignation générale.

Une jeune fille : Aglaë Hervy, jolie fille de dix à douze ans, présente immédiatement une scène non moins déplorable ; on dirait que par ce contraste, la justice a voulu flétrir bien moins les individus que la société.

La jeune enfant a eu le tort grave de s’enfuir de la maison où elle était en apprentissage. Quels motifs ? Les débats sont muets sur ce point. Elle demande pardon à son [3.2]père, prie, pleure ; mais son père inflexible pour son enfant, comme tout à 1’heure le fils de la veuve Bonin, pour sa mère, refuse de la reprendre. Toutes les exhortations sont vaines, il sort au milieu des imprécations d’un public, de plus en plus douloureusement affecté.

A ce spectacle affligeant de la perversité humaine, hâtons-nous d’en opposer un plus doux. La veuve Bonin reçoit par les mains de l’huissier un secours en argent qu’un citoyen généreux lui adresse. Une dame s’avance à la barre du tribunal et réclame la jeune Aglaë, elle se charge de l’orpheline et lui tiendra lieu de mère. Cette enfant ne demandait peut-être qu’un cœur qui la comprenne et qui l’aime. Il est impossible, rapporte le Sténographe, de donner une idée de l’expression de reconnaissance que prend en ce moment la figure angélique de la jeune prévenue. Béni soit le nom de cette femme, il mérite d’être conservé ; elle s’appelle Mme Orwix, elle demeure rue des Gravillers, n° 36.

Que de réflexions se pressent en foule ! que de pensées amères !

Nous emprunterons aujourd’hui quelques mots à la Tribune. Elle s’exprime ainsi :

« L’audience du tribunal correctionnel de la Seine, vient de nous offrir un spectacle déplorable. Un fils qui refuse de réclamer sa vieille mère poursuivie pour vagabondage. Un père qui refuse de reprendre sa fille.

« Le tribunal a renvoyé la vieille mère en l’engageant à agir en justice pour obtenir de son fils une pension alimentaire, et une dame charitable s’est proposée pour recueillir la jeune fille. Voilà donc toutes les ressources que nous offrent nos lois.

« Mais si le fils qui ne gagne que quarante sous par jour, quand il travaille, ce qui ne lui arrive peut-être pas tous les jours, ne pouvait nourrir sa mère ; s’il avait un grand nombre d’enfans ; s’il ne gagnait rien du tout ; s’il était lui-même mendiant et infirme ; si cette malheureuse femme n’avait pas eu de fils, qu’aurait ordonné le tribunal ? L’aurait-il déclaré coupable ?

« La pauvre mère saisira donc les tribunaux d’une action contre son fils ; elle obtiendra jugement. Comment le fera-t-elle exécuter, si le condamné est insolvable ou simule l’insolvabilité ? – Le jugement le condamnera à recevoir sa mère chez lui. – Et s’il n’a pas de domicile, s’il s’y refuse enfin, quels seront les moyens de contrainte ?

« Et cette jeune fille, sans la commisération qu’elle a inspirée, elle serait donc demeurée sans asile, livrée aux hasards dangereux d’une grande ville, jetée dans une prison, foyer infect de corruption.

« Voyez pourtant ; chacun était ému de ce double abandon, jusqu’aux juges. Il n’est pas un lecteur qui ne se sente attendrir à ce double récit, et cependant personne ne songera à provoquer un remède au mal ! Ces faits se renouvellent tous les jours sous nos yeux et excitent les mêmes sentimens, et les établissemens de refuges sont encore à créer à Paris et dans les départemens, et pourtant le pays fait d’énormes sacrifices d’argent. »

 

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