L'Echo de la Fabrique : 2 novembre 1834 - Numéro 7

[1.1]Lorsque nous conçumes l’idée d’établir un journal qui, tout en aidant la classe laborieuse à faire son éducation elle-même, par un enseignement mutuel, d’un genre nouveau, serait en même temps chargé de soutenir les droits des travailleurs, vis-à-vis de ceux qui les exploitent sciemment ou non.

Nous pensions que l’esprit de justice qui existe plus ou moins chez tous les hommes, les obligerait, pour ainsi dire, d’applaudir à notre entreprise, et qu’il n’y aurait qu’une voix pour nous crier : Courage !

En effet il y a quelque chose dans le cœur de tous les hommes qui les porte involontairement à prendre le parti du plus faible : chacun porte en soi un germe indestructible d’équité, qui pousse à la défense de l’opprimé tous ceux qui veulent bien écouter ce sentiment intérieur.

Pourquoi faut-il que nous trouvions sur notre chemin, comme pour nous barrer le passage, des hommes de la part de qui nous devrions plutôt attendre assistance et appui ; car ils sont riches eux, ils se disent bien élevés, et pourtant ils se plaisent à déverser sur nous la calomnie et l’injure.

Ceci s’adresse au Courrier de Lyon, qui, on le sait, a pour lecteurs habituels et pour protecteurs presque la généralité des puissans de notre ville, sous le rapport mercantile ou financier.

Or, nous devons dire que le Courrier de Lyon a signalé, à plusieurs reprises, notre journal, comme émettant des idées subversives de tout ordre social et prêchant le bouleversement.

Une fois, deux, fois, nous avons laissé passer cela sans rien dire, pensant que ce pouvait être une erreur involontaire ; mais puisqu’il paraît que, malgré toute la science de ces messieurs, l’erreur est bien véritable, nous avons un mot à leur adresser.

Quoi ! vous nous accusez de vouloir le bouleversement, nous qui aurions tant à perdre à la moindre perturbation ; [1.2]nous dont la situation est si précaire, grâce à cette licence commerciale dont vous êtes les champions ; que la cessation de travail la plus courte suffit pour compromettre l’existence d’un grand nombre d’entre nous. Il faudrait bien que nous eussions perdu la tête, ou que nous fussions bien ignorans sur nos vrais intérêts pour agir de la sorte. Mais heureusement il n’en est pas ainsi ; et puisqu’il le faut, nous allons vous prouver, au contraire, que c’est bien vous-mêmes qui voulez le désordre que vous nous imputez à tort.

Avant de nous attaquer, je présume que vous nous avez lus, ce qui pourtant pourrait bien ne pas être ; mais alors votre tort ne serait que plus grand : toutefois, si vous nous avez lu, vous avez dû comprendre que, dans tout ce que nous avons écrit jusqu’à présent, une idée principale a dominé et s’est fait sentir dans presque tous nos articles, c’est l’espoir d’un avenir meilleur, résultat immanquable d’une réforme pacifique et graduelle dans le commerce et l’industrie. C’est pour arriver à ce but que nous avons commencé à préparer l’opinion publique des travailleurs ; tâche que nous continuerons jusqu’au moment qui ne saurait être éloigné, où la question étant suffisamment mûrie, nous pourrons, avec le concours libre et volontaire de chacun, fonder les bases de cette réforme, si nécessaire et tant désirée.

Comme vous le voyez, ce que nous voulons, c’est l’ordre à la place du désordre, c’est une transformation successive et sagement combinée des rapports commerciaux et industriels que les hommes ont entr’eux ; car vous ne nierez pas que ces rapports sont, quant à présent, dans un tel état de désordre et de confusion, qu’il est facile de reconnaître que le hasard seul les règle, et comme tout ce que fait le hasard, le plus souvent en dépit du plus simple bon sens. Si vous n’en conveniez pas, nous n’aurions pas beaucoup à dire pour prouver la vérité de nos assertions, et sans même vous parler de manière inique dont s’opère la consommation du bénéfice [2.1]social. Nous nous bornerons seulement à vous montrer des milliers de vos compatriotes demandant avec instance du travail pour vivre, et qui sont repoussés, parce qu’il a plu à quelques capitalistes agioteurs de jouer des millions sur l’achat et la vente des soies, qui sont la matière première et principale de notre industrie, l’aliment de notre travail.

Or, s’il est constaté que la situation du commerce est à l’état de désordre et de confusion ; il s’ensuit que vous, Messieurs, qui soutenez ce désordre malgré ses déplorables effets ; vous qui ne voulez aucune modification à ce qui existe, quoique ce qui existe soit mauvais ; il s’ensuit, disons-nous, que c’est vous qui seriez partisans des idées subversives, qui seriez des apôtres de bouleversement.

Nous ne vous cacherons même pas que votre langage se ressent de cette fausse direction d’idées ; l’agitation de votre conscience souvent vous fait perdre ce calme qui n’abandonne jamais l’homme juste, et alors vous vous battez les flancs pour vous irriter, afin de pouvoir accuser d’être la cause du désordre les victimes mêmes qui en supportent les plus pénibles conséquences. Selon les circonstances, pour avoir le prétexte de nous calomnier, vous faites les effrayés, vous inventez des conspirations imaginaires, vous interprêtez tout d’une manière fausse ; à vos oreilles, les plaintes timides se changent en cris menaçans, et vous soufflez la discorde entre des classes qui devraient, au contraire, chercher à se comprendre et à s’estimer. Vous excitez contre nous l’aversion des puissans, en leur faisant considérer comme un malheur pour eux que nous ne soyons pas baillonnés, nous qui pourtant n’avons de haine contre personne ; nous qui n’avons pris la plume que pour instruire le peuple de ses devoirs, en même temps qu’il apprend à connaître le droit qu’il a de vivre en travaillant.

Allez, cessez de trembler et de craindre ; cessez surtout d’entretenir la défiance publique par vos malveillantes insinuations. Vous ne pouvez rien gagner d’honorable à ce métier odieux.

Pour nous, quoique sans éducation, nous saurons nous respecter assez pour ne pas vous imiter dans l’aigreur de vos paroles : un peu d’amertume nous serait permise cependant, à nous qui sommes pauvres et qui souffrons néanmoins en présence de vos efforts pour nous accabler davantage. Nous ne sortirons pas du langage conciliateur et décent qui devrait être votre attribut. Nous nous contenterons de vous rappeler à la bonne foi, satisfaits, tout opprimés que nous sommes, de vous avoir donné une leçon de générosité.

 

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