L'Echo de la Fabrique : 9 novembre 1834 - Numéro 8

CONSEIL AUX OUVRIERS

Sur la nécessité où ils sont de recourir au conseil des Prud’Hommes.

Dans ce siècle, où l’égoïsme fait le tour du monde, où l’appât de faire fortune, n’importe par quels moyens, a fait de la fraude une vertu presque à la mode, pourvu que par astuce ou par adresse, elle sache déguiser ses intentions ; disons un mot sur la cause de la misère de l’ouvrier.

Si tout a suivi le torrent, si la civilisation, si les lumières et les lettres ont fait de rapides progrès, qui pourrait peindre les mille et mille formes, sous lesquelles se travestissent la fraude et la rapine de quelques hommes sans délicatesse, pour spolier l’ouvrier de son minime bénéfice ! Chaque jour en voit éclore de nouvelles !…

Tantôt oubliant que la misère est un titre à la commisération publique, et qu’il est du devoir d’un homme de bien de soulager son semblable, ils se servent même de son malheur pour le dépouiller dans l’ombre, pensant que dans le secret de leurs magasins, la vindicte publique ne saurait les atteindre ; et faisant peu de cas de l’exemple de ces ames nobles, de ces ames généreuses qui ne sauraient profiter de la faim de leurs semblables, ils ne rougissent pas de l’exploiter pour grossir en peu de temps leur fortune ; tantôt leur cupidité les porte à chercher des moyens, des détours pour paralyser des usages reconnus de tous, depuis l’origine de la fabrique ; et se confiant à la bonne foi de ceux qui les jugent, d’après eux-mêmes, ils les dépouillent à l’envie et font de leur misère un véritable agiotage ; tantôt abusant de la crédulité d’un ouvrier, ils n’ont point de honte de renier, avec le démenti le plus formel, ce qu’ils n’avaient promis que de bouche, et que trop de confiance n’avait pas jugé à propos de faire écrire.

Aussi, ne pourraient-ils se rendre ce glorieux témoignage, que se rendait, au treizième siècle, un de nos rois, lorsqu’il disait : « Si la justice et la bonne foi étaient bannies de la terre, elles devraient se retrouver dans la bouche et le cœur d’un roi »i1.

Si notre mémoire n’est pas infidèle, Napoléon lui-même, avec son œil d’aigle, avait bien sondé tous les détours des fabricans, lorsque dans un des passages qu’il fit à Lyon, il adressa cette réponse à celui qui portait la parole au nom de la députion du commerce, et qui cherchait à le persuader que les négocians ne réalisaient pas : « Vos pères, Messieurs, dit-il, employaient vingt ou trente années à faire une modeste fortune, et vous, vous voudriez en six ou sept ans au plus, vous retirer des affaires avec un million ! Nos officiers, qui exposent journellement leur vie pour la défense de la patrie, sont bien plus éloignés d’un pareil avantage ! » Paroles sublimes et qui laissent apercevoir que l’égoïsme du fabricant ne lui était pas inconnu !

[4.2]Mais il faut l’avouer, la pusillanimité, la faiblesse de l’ouvrier sert souvent de point de mire aux exactions du fabricant. Combien de fois n’arrive-t-il pas que ce dernier, voyant la détresse de l’ouvrier, et qu’il ne saurait lutter avec lui, il se permet à son égard de ses supercheries qu’il serait bien loin de tenter vis-à-vis de tels ou tels, que le caractère ferme, ou la capacité pécuniaire rendraient impuissante ?

Ce n’est point assez de signaler les abus, il faut les extirper de la société, il faut y apporter un remède ; et celui qui est le plus puissant, est, sans contredit, la publicité. En effet, il est de ces hommes dont le cœur n’est pas tellement corrompu, dont l’ame n’est pas tellement avilie, pour que la prévision que leurs vexations devinssent publiques, ne les porta à y mettre un terme ; et de là découlerait cette amélioration à laquelle tendent tous nos efforts.

Combien de fois n’arrivait-il pas que les ouvriers présens au conseil, soit par motif de curiosité, soit par besoin, profiteraient d’une décision juste et impartiale, et en temps et lieux en feraient leur bénéfice ?

Vous craignez, dites-vous, qu’en donnant de la publicité aux exactions de vos fabricans, vous n’ayez plus d’ouvrage ? Songez-y bien, plus vous montrerez de faiblesse, plus vous accorderez, plus l’on exigera de vous ; et bientôt, privés de ce que l’égoïsme vous aura enlevé, il vous faudra déplorer de plus la perte de cet ouvrage, pour la conservation duquel vous aurez supporté toutes ces disgrâces.

Soyez confians dans votre droit, ne vous laissez point enlever ce que la justice ne saurait vous dénier ; et bientôt, ceux qui s’étaient fait de la fraude une seconde nature, privés de ce qui l’alimente chaque jour, votre faiblesse, seront contraints à devenir meilleurs.

Travailleurs, entendez notre voix et rendez-vous à nos sollicitations ? À Dieu ne plaise qu’en vous donnant ces conseils, nous ayons l’intention d’agiter le flambeau de la discorde, loin de nous de semblables procédés ? Réclamez vos droits, mais réclamez-les avec justice ; que votre cause soit belle ; qu’elle soit pure, exempte de haine et de récrimination ; montrez la vérité toute nue, mais ne craignez pas de la mettre au grand jour, et vous serez certains du triomphe.

Notes de base de page numériques:

1 Jean II de France, dit Jean le Bon (1319-1364).

Notes de fin littérales:

iJean II, dit le BonJean II, dit le Bon ; né en 1310, mort en 1364.

 

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