L'Echo de la Fabrique : 16 novembre 1834 - Numéro 9

L’HOMME SAUVAGE ET L’HOMME CIVILISÉi.

[3.2]Le sauvage se lève, prend son arc, parcourt les forêts, rapporte à sa cabane de quoi nourrir sa famille, ou choisit quelques racines venues sans culture. Le paysan prévient l’aurore pour servir les animaux, compagnons de son travail journalier, laboure avec des sueurs et réfléchit que ce n’est pas pour lui… Plus malheureux encore l’artisan travaille jour et nuit, vit de privations et meurt de faim au milieu du luxe qui l’entoure, des richesses que son industrie enfante.

Le sauvage a en abondance les alimens auxquels il est habitué, la boisson qu’il préfère, et les reçoit tout préparés des mains de la nature. L’homme civilisé n’a qu’un aliment sans saveur, est obligé de disputer avec ses besoins et se désaltère avec de l’eau… sans vertu.

L’habitant des bois met les désirs au rang des bienfaits puisqu’il peut choisir et varier ses plaisirs. L’homme en société est forcé de se concentrer dans un seul objet.

Le premier ne dépend que de la marche des événemens, cette cause inconnue qui nous entraîne avec elle ; le second est environné de chaînes. La loi, la société, les préjugés agissent à chaque instant jusque sur sa pensée.

Celui-là ne connaît ni l’inquiétude de l’avenir pour une famille nombreuse, ni le tourment des tributs, ni les charges de la vie sociale. Celui-ci voit sans cesse la misère qui le menace lui et sa famille, et ne sait souvent où prendre ces vêtemens que les conventions ont rendu nécessaires.

Le sauvage et l’homme civilisé adorent un être suprême. Mais à ce Dieu protecteur, le second en joint forcément un autre ; ce dieu s’appelle argent, et pour se le rendre favorable il faut lui rendre hommage à chaque instant du jour.

L’un ne connaît ni les tristes effets des orages, des sècheresses, des inondations ; ni le chômage, cette gangrène de la vie ouvrière ; sa maison est un arbre, son champ est partout, la nature est sa propriété, il mange tous les jours et il n’a besoin de travailler que pour manger. L’autre, victime de l’inclémence des saisons, de la concurrence et des monopoles, voit sa subsistance à la merci des élémens et d’autres hommes. Le sauvage n’a qu’un maître, la nature, l’homme civilisé en a deux, la nature et la société. Le sauvage est esclave du destin. L’homme civilisé est l’esclave du destin et de ses semblables.

L’être dont nous plaignons la destinée est gai, svelte, vigoureux ; guerrier volontaire, il meurt sans regret parce qu’il croit bientôt revivre. L’être dont nous vantons le sort porte sur son visage maigre et décharné les traces de la misère, n’est jamais sûr du lendemain, et meurt au milieu du [4.1]trouble et des craintes superstitieuses. Enfin l’homme civilisé a inventé le suicide, comme un remède aux maux de la vie. Le sauvage n’a pas besoin de ce remède.

Notes de fin littérales:

i. Nous ignorons quel est l’auteur de cette boutade qui exagère à notre avis, les avantages de la vie sauvage. Nous l’avons trouvée écrite au crayon, près du Mont-de-Piété. Sans doute elle est due aux sombres méditations d’un ouvrier, venu apporter ses dernières hardes dans ce lieu de prêt légal à 12 p. %. Cette circonstance a fait naître dans notre esprit les réflexions suivantes :

 

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