L'Echo de la Fabrique : 19 février 1832 - Numéro 17

HISTOIRE DE JACQUES.

Suite. (V. notre N° 14.)

Un ciel plus pur annonçait à sa ville natale le calme après tant d?orages. La confiance s?établissait ; et Jacques retirait le fruit des leçons de paix et d?oubli qu?il avait données à ses concitoyens ; il recevait les bénédictions et du riche et du prolétaire. Son ame fière d?avoir servi de nouveau son pays, ne rêvait encore qu?améliorations et prospérité.

Il en était à méditer un mode d?association en harmonie avec les lois et les besoins des ouvriers ses compatriotes, afin de les préserver du fléau de la misère, quand une circonstance vint de nouveau exalter son ame passionnée de gloire et pleine de générosité. D?illustres proscrits, les généreux débris de l?héroïque Pologne arrivaient dans notre cité ; Jacques se ressouvint de ses vieux compagnons d?armes ; il fixa ce ruban qui décorait sa boutonnière et qu?il avait acquis en combattant au milieu des légions de Poniatowski ; des larmes obscurcirent ses yeux ; son c?ur oppressé laissa échapper un soupir en touchant d?une main brûlante ce glaive si fatal aux oppresseurs de ce peuple de héros.

Il savait qu?une colonne de Polonais devait arriver ce même jour. Jacques fit préparer dans sa modeste demeure tout ce qui était nécessaire pour recevoir un ami, un frère, un vieux compagnon de gloire, et sortit pour aller au-devant des héros d?Ostrolenka.

Ils arrivaient par la barrière Saint-Clair. Jacques se précipita au-devant d?eux ; il saisit le premier qui se trouva près de lui et lui montrant sa décoration : cet un soldat d?Austerlitz et de Friedland, lui dit-il, qui vous demande d?honorer sa demeure ; vos frères me firent le même accueil lorsque notre drapeau parut pour la première fois dans les murs de Varsovie. Héros de la Pologne ! venez avec moi, je ne suis pas riche, mais vous trouverez dans ma famille tout ce que l?amitié peut offrir au courage malheureux !? Le Polonais, touché jusqu?aux larmes, accepta l?offre de Jacques, et le prenant sous le bras, ils regagnèrent le toit du pauvre, où une famille impatiente les attendait.

[4.1]A peine parurent-ils au milieu d?elle, que les enfans de Jacques s?attachèrent par sympathie aux mains du Polonais. Celui-ci les embrassa, et parlant un peu le français, il dit, avec un accent douloureux : et moi aussi, j?ai des enfans !... On s?assit, et toute la famille chercha à faire oublier à leur convive et ses malheurs et son exil.

Le Polonais avait toujours les regards fixés sur Jacques. Un sentiment qu?il ne pouvait définir agitait ce brave ; le souvenir de son jeune âge le berçait dans une douce mélancolie ; enfin, il rompit le silence et parla ainsi avec émotion : L?accueil que vous me faites rappelle mon enfance ; il me rappelle ces jours où ma patrie se croyant affranchie du joug de ses tyrans, vit, pour la première fois, flotter le drapeau tricolore sur la terre des Jagellons. Ce temps est bien loin de nous ! et s?il ne nous restait pas un peu d?espérance !... Un jeune Français, décoré du ruban que vous portez, fut accueilli avec enthousiasme au sein de ma famille : c?était aux bords de la Vistule, après les batailles d?Austerlitz et de Friedland. Ce Français était brillant de jeunesse et bouillant de courage ; son ?il s?embrasait comme le vôtre au souvenir des combats ; et ses traits... ses traits avaient une si grande ressemblance... Jacques qui n?avait cessé de fixer le Polonais, semblait respirer à peine. Une explosion semblait être prête d?éclater dans son c?ur oppressé ; un torrent de larmes était retenu comme par force dans ses paupières : vous souvient-il du nom de ce Français ! s?écria-t-il d?une voix entrecoupée ? oh ! oui ! répondit le Polonais, son nom ne s?effacera jamais de ma pensée ; il se nommait Jacques... Eh bien ! c?est moi, répondit le soldat d?Austerlitz en se précipitant dans les bras du Polonais. Leurs larmes se confondirent, et la famille de Jacques partageait la triste joie des deux héros. Revenus de leur émotion, le Polonais raconta son histoire et les malheurs de sa patrie. Jacques lui fit quelques détails de sa vie militaire et privée, et tous les deux se jurèrent une amitié éternelle.

Le Polonais resta quelque temps au sein de celle famille qu?il venait d?adopter, et partit quelques jours après avec ses compagnons d?exil, promettant de ne jamais oublier ses nouveaux amis, et Jacques regarda ces jours comme les plus beaux et les plus glorieux de sa vie.

A. V.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique