L'Echo de la Fabrique : 28 décembre 1834 - Numéro 15

AMÉLIORATION INDUSTRIELLE.

2e article.

(Voir le numéro du 20 décembre).

[1.1]Nous nous sommes déclarés les adversaires de la concurrence commerciale illimitée, et à plusieurs reprises nous avons laissé pressentir notre intention de lui faire une rude guerre. Sur le point de commencer les hostilités, nous allons lancer notre manifeste, récapituler nos griefs, et prouver que dans cette guerre, à la fois pacifique et morale, l’intérêt général s’accorde avec la justice pour exiger que nous soyons vainqueurs. Et d’abord, avant de sonner le boute-selle, nous devons prévenir toute équivoque par l’observation suivante que nous adressons aux deux camps.

Lorsque nous nous avançons pour combattre la concurrence illimitée, il ne faudrait pas croire que nous ayons la pensée d’abolir cette concurrence d’émulation, qui excite au travail et au perfectionnement des produits industriels, bien au contraire, nous sommes les premiers à reconnaître que cette rivalité entre les producteurs est la cause première de toutes les découvertes utiles et le principe de tout progrès. Nous nous garderons donc bien de toucher à ces bons effets autrement que pour les développer davantage. Mais à côté de cette concurrence bienfaisante, il en est une autre malfaisante et oppressive, qui malheureusement domine presque toujours la première, et en neutralise ou en empêche les bons résultats.

Oh ! c’est bien celle-là, et celle-là seulement que nous voulons combattre avec toutes les armes légales que pourra nous fournir le besoin de vérité et de franchise, dont tout le monde a soif. C’est cette mauvaise concurrence qui a son siége dans le négoce, comme nous le verrons tout à l’heure, que nous chasserons peu à peu de la surface du globe ; car, ne nous le [1.2]dissimulons pas, elle a étendu partout son réseau rapace et trompeur.

Mais pour procéder avec ordre, commençons par pousser nos reconnaissances observatrices jusqu’au centre de l’ennemi. Si nous voulons frapper juste, avant de nous élancer en avant, orientons-nous bien.

Nous avons reconnu que la concurrence illimitée, le laisser-faire absolu qui règle les rapports industriels et commerciaux, et qui domine par conséquent tout ce qu’il y a de plus positif dans la vie, est une loi négative qui a des effets bien différens ; l’un est bon, l’autre est mauvais ; l’un pousse au progrès améliorateur, en excitant à la production, en augmentant tout à la fois la beauté, la qualité et la quantité des produits qui forment la masse de la richesse sociale. L’autre, effet de la concurrence illimitée, pousse au contraire à l’altération des produits, ainsi qu’à toutes sortes de fourberie et d’accaparement. Il excite à sacrifier la bonne qualité à l’apparence. Sous sa funeste influence, le commerce, par une exigeance insatiable de bon marché, finit à force d’exagérer la baisse des salaires par se fermer lui-même toute issue de prospérité, en plaçant la majeure partie des consommateurs dans un état déplorable de misère et de dénuement.

Or, si nous pouvions parvenir à découvrir quel est le point précis d’où partent les heureux effets de la concurrence illimitée, et celui d’où partent les mauvais, alors nous pourrions manœuvrer en connaissance de cause, nous pourrions préparer nos moyens pour atteindre le mal dans sa source, en réformant le mécanisme social juste à l’endroit où il marche, contre le but providentiel que Dieu a posé pour les destinées de l’humanité. Pour cela faire, plaçons-nous à un point de vue élevé et jetons un coup-d’œil rapide sur la base et les principaux élémens qui constituent ce mécanisme industriel et commercial ; examinons-en le jeu [2.1]avec soin et cherchons à découvrir le vice qui existe sûrement.

La base du commerce et du travail, c’est la matière première, nous manquerait-elle par hasard ? puisqu’il y a tant de pauvres et que si souvent les bons sont inoccupés faute d’ouvrage, cela pourrait nous le faire présumer… Oh non ! évidemment la matière ne nous manque pas. Dieu a fait présent à l’humanité d’un globe immense et magnifique, où il s’est plu à entasser avec une profusion digne de sa grandeur et de sa bonté, tout ce que l’esprit de l’homme peut concevoir d’utile et de beau ! La surface de la terre, aussi bien que ses entrailles, ne demandent que quelques efforts pour prodiguer aux hommes les trésors les plus rares, les richesses les plus variées.

Oh non ! la matière ne manque pas au travail, c’est bien plutôt le travail qui manque à la matière ; gardons-nous donc de blasphémer la divinité qui nous a tout donné pour être heureux. Si nous ne le sommes pas, ne nous en prenons qu’aux fausses institutions que nous avons établies et qui sont devenues des entraves au progrès.

Arrivons maintenant à la manière dont s’opère l’exploitation de ce globe, notre héritage commun.

Ici se présentent toutes les idées qui se rattachent au droit du travail et à la constitution actuelle de la propriété. Nous n’avons pas besoin dans ce moment d’agiter ces questions, contentons-nous de protester de notre respect pour tous les droits augustes, or celle du propriétaire est de ce nombre, n’y touchons pas. Mais ce que nous pouvons très-bien faire dès à présent, c’est de voir quels sont les rouages qui produisent, qui distribuent, qui consomment les richesses sociales, cela sans doute nous suffira pour le moment.

Il y a dans la société trois classes occupées à remplir ces trois importantes fonctions. Ce sont les trois pivots pour lesquels s’opère tout le mouvement industriel et commercial, et de la justesse desquels dépend la prospérité ou la décadence des nations.

La première de ces trois classes est celle des producteurs, des travailleurs de tout rang, engrenage immense qui confond généralement tous ceux qui emploient leur temps, leurs forces, leur intelligence à créer des richesses, c’est-à-dire à donner à la matière certaine forme où certaine qualité qui la rende propre à l’usage de l’homme. Or, depuis l’inventeur et l’entrepreneur de travaux qui, dans le silence du cabinet ou du comptoir, dressent le plan d’exécution d’une étoffe, d’un édifice, d’une culture ; jusqu’au simple manouvrier attaché la manivelle d’une roue, ou courbé sous le poids d’une balle, tous font partie de la classe des travailleurs producteurs : c’est, comme on le voit, l’immense majorité, c’est tout pour ainsi dire, moins une faible fraction de la population.

La seconde classe est formée seulement par la fraction dont nous venons de parler, elle se trouve composée des marchands, négocians, trafiquans de toute espèce ; depuis le simple étalagiste de l’échoppe jusqu’à l’opulent banquier.

[2.2]C’est cette classe qui s’est chargée de la distribution des produits que le travailleur a créés.

La troisième classe, celle des consommateurs, est composée de la généralité absolue des hommes ; elle est donc formée par la totalité des deux autres classes, les producteurs et les distributeurs ; les travailleurs et les marchands.

C’est à présent qu’il faudrait dérouler dans toute leur étendue les différens systèmes d’action et de réaction de ces trois pivots du mécanisme social. Il faudrait pouvoir analyser séparément tous les efforts, toutes les ruses, toutes les combinaisons plus ou moins ingénieuses, imaginées par chacune de ces classes, pour lutter avec avantage contre les autres, sous l’abri de la libre concurrence. Le producteur combat de toutes ses forces contre le marchand, et le marchand combat à la fois contre le producteur et contre le consommateur ; c’est une mêlée où régne le désordre, la confusion, l’anarchie, dans laquelle on fait arme de tout, jusqu’à la fraude, jusqu’à la banqueroute, tout sert à s’enrichir ou se ruiner mutuellement.

Mais comment parvenir à rendre intéressantes des questions compliquées qui nécessitent, pour être comprises, une étude approfondie de la science à laquelle on a donné le nom d’économie sociale : science remplie de détails multipliés, aussi bien que de hautes considérations, qui malheureusement se trouve encore hors de la portée du grand nombre, pour l’instruction desquels la société a encore si peu fait. Aussi, sans pénétrer encore dans la profondeur de cet abîme, nous nous bornerons à dire les résultats généraux de la lutte qui a lieu entre tous les membres du corps social, et le bon sens public en saura assez pour se décider à ce qu’il aura à faire, c’est-à-dire pour mettre l’ordre à la place du hasard, le bien-être et l’harmonie à la place de la misère et de la confusion.

(La suite au prochain numéro.)

M. D.

 

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