L'Echo de la Fabrique : 18 janvier 1835 - Numéro 18

MARCHÉ D?OUVRAGE

ou foire de domestiques ruraux.

La plupart des habitans de notre cité ignorent une ancienne coutume encore pratiquée dans un grand nombre de communes rurales, pour traiter de gré-à-gré entre maîtres et domestiques.

Ces foires ont lieu, les unes à la St-Jean-Baptiste, d?autres à la St-Martin. Enfin, dans d?autres lieux, tels que Vaugneray et l?Arbresle, le lendemain de Noël ; c?est de cette dernière dont nous allons parler, attendu que nous en avons été témoins oculaires.

Dès qu?il fait jour, les spéculateurs commencent à circuler dans les rues, les domestiques des deux sexes se rangent ou plutôt s?amoncèlent séparément et de chaque côté d?une rue. Les jeunes filles qui y viennent offrir leurs services ne portent aucun insigne extérieur pour désigner le genre de travaux dont elles sont capables. Elles se bornent à étaler un joli minois paré d?une mise propre et décente. Nous avons observé qu?elles étaient d?une fraîcheur annonçant une santé vigoureuse. Parmi les diverses questions relatives aux offres qui leur étaient faites, nous citons celle-ci : Savez-vous faire la mousseline ? Par-là, nous avons lieu de croire que des mousseliniers louent aussi leurs travaux à tant l?année !

Maintenant, passons en revue la ligne des domestiques mâles ; la plupart sont aussi doués d?une forte constitution, mais de plus que leurs voisines, ils portent à leurs chapeaux les insignes de leur savoir-faire. Ainsi, un laboureur y place une bêche taillée en mignature, longue de 3 à 4 pouces, ou encore une petite branche d?arbre dépouillée de ses feuilles et même de son écorce. Le vigneron porte un ou plusieurs morceaux de sarment ; les uns ajustent cet attribut aux bords latéraux des aîles du chapeau, d?autres en forme de couronne, ou ils se bornent à placer un sarment entre le ruban, près de sa boucle ; nous en avons vu un qui s?était ajusté de longs sarmens tordus et croisés sur la poitrine, comme deux buffletteries. Ceux qui savent ou du moins s?annoncent pour savoir faire tout ce qui concerne l?agriculture, s?arment d?une couronne de quelques rameaux garnis de feuillage. Les couronnes de ronces sont presque les seules qui nous ont paru employées à ce genre d?indication qui ne se borne pas à l?agriculture, comme on va le voir. Nous allions quitter cette scène, quand nous vîmes un forain mêlé avec les domestiques ruraux, mais distingué par une lame de fer blanc, d?un pouce de largeur sur cinq ou six pouces de hauteur, placée entre le ruban et s?élevant contre la principale face du chapeau. [3.2]Nous ne pûmes contenir notre curiosité, et demandâmes à ce forain la signification de cette lame, à quoi il nous répondit, avec la meilleure grâce : Elle signifie? un ferblantier qui cherche à s?affermer. A peine nous l?eûmes remercié de son obligeance, que nous nous aperçûmes que la police faisait entièrement défaut à l?égard des bêtes de somme ; voici comment : nous nous sentions pressés plus fort qu?à l?ordinaire, quand nous vîmes que cette pression était occasionée par les naseaux d?un cheval attelé, conduit par un bambin, qui, tranquillement assis sur sa charette, laissait aller le paisible animal à son gré, sans faire entendre une seule voix garre, cri d?avertissement qui, comme on sait, à Lyon, est de rigueur, même pour les conducteurs marchant à côté du cheval dont ils tiennent la bride ; heureusement, nous en fûmes quitte pour être barbouillés par l?écume du cheval, qui semblait être plus prévoyant et plus poli que son phaéton grotesque.

Espérons que cet article parviendra sous les yeux du maire de l?Arbresle, et qu?à l?avenir, il empêchera que la foule soit exposée à être écrasée, en prenant des mesures qui s?opposeront à ce que, ce jour-là, aucune voiture ou bête de somme puisse passer dans cette rue, dont les deux côtés sont garnis de domestiques, tandis que le centre est obstrué par la foule qui ne peut y circuler qu?avec la plus grande lenteur.

Tous ces traités s?y opèrent sous les auspices de la bonne foi ; quand un maître est convenu de prix, il demande au domestique le lieu d?où il sort, et sans autre sûreté que la réponse qui lui est faite, il compte cinq francs pour arrhes. Très-rarement l?on abuse de cette louable confiance ; cependant, nous avons été informés que l?année passée un maître fut victime d?un acte de friponnerie de la part d?une fille qui lui escroqua ses arrhes.

Nous avions entendu parler de cette foire par de froids narrateurs ; ils avaient omis de nous citer le principal caractère de son aspect, ils ne nous avaient pas dit que la plus franche gaîté préside à ce marché-fête, où non-seulement les maîtres et les domestiques se réunissent pour traiter salaire, mais encore ce jour-là on y voit arriver de jeunes villageoises, choisir le ruban et le fichu qu?elles destinent à augmenter leurs attraits ; la mère de famille y vient chercher des jouets pour ses enfans. De huit à dix heures du matin, c?est le plus fort du marché d?ouvrage, et de midi à deux heures, les marchands de rouenneries, merceries, quincailleries, ont à peu-près écoulé leurs marchandises qu?ils peuvent vendre.

Quand chacun a fait sa foire, la plupart encombrent les cabarets et hôtelleries pour célebrer leur marché, par un bon dîner et surtout d?abondantes libations, après quoi l?archet rustique ou le tambourin convie la jeunesse à une danse qui termine les plaisirs de cette journée.

Nous renvoyons nos lecteurs à un prochain numéro, pour leur faire part des réflexions qui nous sont suggérées par cette foire, relativement à une espèce de Bourse d?ouvriers et de chefs d?ateliers que l?on pourrait établir à Lyon, si toutefois l?autorité locale voulait bien le permettre.

C. F.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique