L'Echo de la Fabrique : 15 février 1835 - Numéro 22NÉCROLOGIE.JACQUARD. – suite. Nous allons tracer ce dont nous avons parlé dans notre précédent N°, concernant l’histoire des découvertes de Jacquard, rapportées par lui-même à l’âge de 80 ans, devant la chambre de commerce de Lyon et le docteur Anglais Bowring1. Avant la paix d’Amiens, la société royale de Londres avait proposé un prix considérable pour l’inventeur d’un procédé mécanique, applicable à la confection des filets. Un extrait de ce programme, traduit par un journal français, tombe sous les yeux de Jacquard, dans une réunion d’amis. Dès ce moment, il a conscience de sa vocation. Après bien des essais infructueux, la machine est trouvée ; Jacquard fabrique un filet, le met dans sa poche et n’y pense plus. Un jour, cependant, se rencontrant avec un ami qui avait entendu lire le programme, il jette le filet sur la table et s’écrie : Voici la difficulté résolue. C’était assez pour lui d’avoir réussi ; il ne s’occupait pas autrement des résultats de la découverte ni du prix proposé. Admirable désintéressement ! A quelque temps de là, Jacquard se voit mandé chez le préfet : grande fut sa surprise. J’ai entendu parler, lui dit le magistrat, de votre habileté dans la mécanique. Jacquard n’y concevait rien et se confondait en excuses ; le filet lui était sorti de la mémoire, ainsi que la machine qui l’avait produit. Son étonnement redoubla quand le préfet lui montrant le filet, ajouta : J’ai ordre du premier consul d’envoyer la machine à Paris. [4.1]En peu de jours, le mécanisme rétabli et complété, fut mis sous les yeux du préfet, avec un filet à demi tissé. Il put lui-même compter le nombre des mailles, frapper du pied la barre, et ajouter une maille au tissu. Le résultat ne se fit pas attendre, en effet. Jacquard, mandé de nouveau à la préfecture, y reçut un accueil qui n’était guère de nature à le rassurer. – Vous allez partir pour Paris, M. Jacquard, dit le préfet, par ordre du premier consul. – Pour Paris, Monsieur ? cela se peut-il ? Qu’ai-je donc fait ? Comment puis-je laisser là mes affaires ? – Non-seulement vous partirez pour Paris, mais vous partirez aujourd’hui même et à l’instant. Ce n’était pas une époque où l’on pût résister aux ordres de l’autorité. Une chaise de poste attendait le mécanicien, et l’emporta rapidement vers la capitale, sous l’escorte d’un gendarme qui ne devait pas le perdre de vue. Jacquard n’était jamais venu à Paris : on le mena droit au conservatoire, où les premières personnes qu’il vit, furent Napoléon et Carnot2. Carnot lui dit brusquement : Est-ce vous qui prétendez faire ce que Dieu lui-même ne ferait pas, et former un nœud sur une corde tendue ? Jacquard fut interdit par la présence du maître et par la présence du ministre ; il ne put répondre un seul mot. Mais Napoléon, avec cette condescendance des esprits supérieurs, le rassura, lui promit sa protection et l’encouragea à poursuivre ses recherches. Ce fut l’origine de sa fortune et de sa gloire. Le voilà installé au conservatoire. On lui ordonne de construire une machine pour la confection des filets, et il la construit. Tous les secrets de la mécanique, qu’il ne lui a pas été donné d’étudier dans les livres, ni avec les yeux de la science, il les prend là sur le fait au milieu de toutes les merveilles de l’industrie. Bientôt il découvrira le principe unique qui domine toutes les combinaisons du tissage. Un châle magnifique, tissé pour Joséphine, sur un métier qui a coûté plus de vingt-mille fr., lui donne l’idée d’appliquer à ces ouvrages de luxe, un mécanisme plus simple et moins onéreux ; une machine oubliée de Vaucanson3, sera pour lui cette lumière qui fait jaillir la puissance d’invention. La machine qui porte le nom de Jacquard, parut à l’exposition de 1801. Le premier consul récompensa cette admirable découverte par une pension annuelle de six mille francs ; il avait prévu la révolution qu’elle devait opérer dans l’industrie. Le jury se montra moins clairvoyant. « Une médaille de bronze est accordée à M. Jacquard, inventeur d’un mécanisme qui supprime un ouvrier, dans la fabrication des tissus brochés. » Ce sont les propres termes du rapport. Une invention qui devait amener de si grands résultats, fut saluée, à Paris, par l’indifférence ; à Lyon, par la persécution. Lorsque Jacquard voulut introduire sa machine, les ouvriers s’ameutèrent contre lui. De toutes parts on le dénonçait comme l’ennemi du peuple, et l’homme qui devait réduire les familles à la mendicité. Trois fois sa vie fut menacée, et cette haine aveugle en vint à une telle exaspération, que les prud’hommes crurent devoir détruire publiquement le nouveau métier. Il fut mis en pièces, sur la place des Terreaux, aux acclamations des spectateurs. Selon l’expression toute biblique de Jacquard, le fer fut vendu pour du vieux fer, et le bois comme bois à brûler !… Le besoin est l’excuse de ces erreurs. Le métier Jacquard supprimait, en effet, un ouvrier dans la fabrication des étoffes de goût, et les hommes égarés qui le repoussaient n’avaient pas compris qu’en simplifiant les rouages de la production, il devait multiplier le travail. Il donnait à l’industrie française le moyen d’étendre ses produits, dans le genre où la supériorité lui est acquise sur tous ses concurrens, dans les étoffes de luxe, qu’enrichit l’art du dessin. Déjà, et à mesure que le monopole des tissus unis échappait aux Lyonnais par la concurrence des fabriques étrangères, celui des tissus de luxe prenait de plus grands développemens. En 1788, sur quatorze mille sept cent quatre-vingt-deux métiers, Lyon n’en comptait que deux cent quarante pour les étoffes façonnées ; en 1801, époque de la découverte de Jacquard, le tissage des façonnés entrait pour 2,800 métiers dans les 7,000 que la fabrique alimentait encore malgré ses pertes. En 1812, le nombre des métiers était de 10,720 ; et en 1825, après l’installation définitive des Jacquard, de 20,101. Aujourd’hui, sur trente-deux mille métiers qu’emploient Lyon et la banlieue, ces [4.2]machines ingénieuses comptent pour près d’un tiers. La population qui exploite cette industrie forme un ensemble de soixante mille personnes, dans sept mille ateliers. (Revue du Lyonnais.) Notes de base de page numériques: |