Un de nos abonnés nous écrit la lettre suivante pour démentir deux principaux faits de la vie de Jacquard, nous n’en garantissons pas l’exactitude ; mais nous avons trouvé à propos de l’insérer, attendu que dans les recherches les plus scrupuleuses, ainsi que dans les informations que nous avons prises à cet égard, il n’est pas venu à notre connaissance que de pareils faits soient arrivés.
[2.2]Monsieur le rédacteur,
Ayant lu dans le 22e n° de l’Indicateur, un passage concernant M. Jacquard, ainsi conçu :
Une invention qui devait amener de si grands résultats, fut saluée, à Paris, par l’indifférence ; à Lyon par la persécution. Lorsque Jacquard voulut introduire sa machine, les ouvriers s’ameutèrent contre lui : de toutes parts on le dénonçait comme l’ennemi du peuple, et l’homme qui devait réduire les familles à la mendicité. Trois fois sa vie fut menacée, et cette haine aveugle en vint à une telle exaspération, que le conseil des prud’hommes crut devoir détruire publiquement le nouveau métier. Il fut mis en pièces sur la place des Terreaux, aux acclamations des spectateurs. Selon l’expression toute biblique de Jacquard, le fer fut vendu pour du vieux fer, et le bois comme bois à brûler. Et il n’y a pas de doute que les cendres ont dû être jetées au vent.
Je ne m’informerai pas, monsieur le rédacteur, où la Revue du Lyonnais a puisé de si étranges absurdités, parce que je sais bien qu’il n’est pas besoin de faire parler les morts pour calomnier la population industrielle et laborieuse de la ville de Lyon. Il s’y rencontre assez de vivans, ainsi qu’ailleurs, qui, pour acquérir une ignominieuse célébrité, se disputent à l’envi la triste gloire d’y concourir, et de se partager la besogne.
Je n’ai pas non plus la prétention d’empêcher que ce tissu, aussi fabuleux que mensonger, prenne un caractère historique et passe ainsi à la postérité. Je sais que ma plume est trop faible pour éviter à nos arrière-neveux, d’être autorisés à croire de bonne foi, après ce qu’ils auront lu, que nous étions des demi sauvages, qui trois fois ont voulu attenter à la vie de M. Jacquard.
C’est seulement dans l’intérêt de l’honneur et de la vérité, que je désire faire savoir à mes confrères que c’est absolument faux que les ouvriers en soie aient attenté à sa vie, ni même conçu de la haine contre lui à cause de son invention.
J’ai été un des premiers qui aient travaillé avec une de ses machines, et le seul durant plusieurs années à m’en servir ; et certes, que l’on ne croie pas que je sois doué d’une assez audacieuse témérité pour m’être ainsi exposé à la vindicte publique, et partager le danger qu’il avait encouru. Au contraire, étant d’un naturel très-craintif, si l’on avait autant porté de haine à l’inventeur de la machine, non-seulement j’aurais fui la maison où elle était, j’aurais même évité avec soin de passer dans la rue où est située la maison.
Plusieurs négocians, ainsi que des étrangers, sont venus différentes fois, pour voir fonctionner le métier sur lequel je travaillais ; il est inutile de dire que je n’ai jamais entendu blâmer ni l’inventeur ni l’invention, par aucun de ces messieurs.
Un bien plus grand nombre de chefs d’atelier sont aussi venus pour le même motif. En conséquence, j’ai été à portée, mieux que bien d’autres, de juger l’opinion qu’ils en avaient ; je peux assurer avec vérité que je ne me suis jamais aperçu qu’aucuns d’eux eussent la moindre envie de blâmer l’inventeur : les uns trouvaient l’invention passablement bonne ; d’autres la jugeaient inutile, à cause des difficultés très-nombreuses que l’on éprouvait alors à les faire fonctionner ; car M. Breton ne s’était pas encore occupé à les perfectionner et simplifier, M. Jacquard ayant obtenu le droit exclusif de lire les dessins sur les cartons, durant l’espace de dix années consécutives ; ce qui s’opérait alors avec le marteau et l’emporte-pièce à la main, ce qui était excessivement long à exécuter, et par conséquent, une cause bien suffisante pour écarter la crainte que son invention put réduire les familles à la mendicité.
J’ai été dans le cas de me transporter un grand nombre de fois chez lui ; il ne m’a jamais parlé des craintes que l’on prétend qu’il devait éprouver, et assurément il lui eut été bien difficile à me le persuader, attendu que je le rencontrais souvent hors de chez lui, ayant des objets en main, relatifs à ses machines, et qui étaient bien propres à le faire connaître à ce public que l’on accuse d’avoir trois fois voulu attenter à sa vie.
J’avoue cependant qu’il aurait été bien facile alors à un malin faiseur de nécrologie de me causer de grandes inquiétudes, s’il lui eut pris fantaisie de m’apprendre que dans quelques années, et pour apaiser une grosse émeute populaire, une mécanique semblable à celle avec laquelle je travaillais, serait livrée à toutes les rigueurs d’un autodafé, juridiquement ordonné par un conseil des prud’hommes… Par un conseil des prud’hommes !... Oh ! que ce conseil des prud’hommes m’aurait fait faire de réflexions. J’avais déjà entendu parler d’émeute et aussi d’autodafé, quoique d’une manière plus historique ; j’aurais bien pu me figurer un brisement de mécanique ; mais un conseil de prud’hommes ! Jamais je n’aurais pu deviner ni dans quel lieu on devait pêcher les hommes qui devaient être investis de si bizarres attributions.
Car ce ne fut que quelques années plus tard, et lorsqu’un bon nombre de métiers fonctionnaient avec les mécaniques dites à la Jacquard, dans plusieurs quartiers de la ville de Lyon, que le [3.1]conseil des prud’hommes y a été installé, en vertu d’un décret impérial.
Recevez, monsieur, l’assurance de mes salutations affectueuses,
Un vieux solitaire des remparts.