L'Echo de la Fabrique : 15 mars 1835 - Numéro 26

A L?INDUSTRIEL DE RHEIMS.

Ce n?est pas sans étonnement que nous avons lu un article du Journal de l?Aube, reproduit par le Censeur dans son numéro 94, du 10 mars 1835. Il était ainsi conçu :

[3.2]L?Industriel, journal de Rheims, signale la découverte d?une sorte de larcin pratiqué dans quelques villes de fabrique, et contre lequel nous croyons devoir mettre en garde nos fabricans.

Le 18 de ce mois, M. Desmont, l?un des principaux fabricans de Rethel, s?aperçut qu?un de ses ouvriers peigneurs lui avait dérobé de la laine. De plus amples informations lui apprirent encore que le même ouvrier se rendait tous les quinze jours chez le même receleur, y portant chaque fois une bonne provision de laine. La justice est saisie de l?affaire : « Puissent ses efforts, dit l?Industriel, délivrer la fabrique d?un fléau qui la blesse au c?ur. »

« Ce n?est pas seulement à Rheims et à Rethel, ajoute le Journal de l?Aube, que l?on a à se plaindre de ces soustractions. Il y a quelques jours, la police de Louviers a été mise sur la trace d?un vol semblable de la part de quelques ouvriers infidèles auxquels le tissage est confié, et qui trouvent à trafiquer de leur vol avec des individus qui ne craignent pas de s?associer à ce honteux commerce. Des fils de laine et de coton sont journellement soustraits de cette manière ; l?individu chez lequel ces fils ont été saisis est sous la main de la justice.

« Il est difficile d?apprécier tout le tort que causent aux fabricans les délits de cette nature ; c?est un mal qui se répète chaque jour, et qui offre de désastreux résultats au bout de l?année.

« Elbeuf a pris des mesures pour en atténuer les effets ; un service spécial de surveillance et de police y est monté. Les fabricans se sont réunis pour pourvoir aux frais qu?il nécessite ; ils ont en tout appui et tout concours de la part de l?autorité.

« Les fabricans de Lyon sont depuis long-temps victimes de vols de ce genre commis par les ouvriers en soierie, associés avec de riches receleurs. Les tentatives des fabricans pour arrêter ces vols, ont été impuissantes en face de l?adresse des ouvriers et du mystère impénétrable qui entoure les receleurs. »

Si nous avons reproduit cet article en entier, c?est pour faire voir à nos lecteurs combien l?Industriel de Reims est éloigné de connaître l?organisation de la fabrique de Lyon, et pour dire au rédacteur de ce journal, qu?il a induit en erreurs ses lecteurs, en supposant que les ouvriers en soie de Lyon peuvent voler des matières aux fabricans, sans que ceux-ci puissent y mettre ordre : et nous allons le prouver.

Lorsque le chef d?atelier a monté son métier, il va chercher sa pièce au magasin ; le fabricant écrit sur un livre double, dont l?un appartient au chef d?atelier et l?autre au fabricant, le poids, l?aunage de la pièce et même le prix de la façon du tissage. Le poids de la trame est encore écrit sur le même livre et toujours séparément avec celui de la pièce. Lorsque l?étoffe est fabriquée, nous la rendons au fabricant ; il écrit sur notre livre l?aunage rendu, le poids de l?étoffe et celui des matières qui n?a pu entrer dans la confection de la pièce. Le fabricant ajoute à l?avoir du chef d?atelier, 3 et 1/2 pour cent sur les cuits et 4 et 1/2 sur les crus, gros noir, laines et cotons. Après cela, on balance les comptes. Si l?ouvrier est en solde, le fabricant lui retient le prix sur ses façons ; mais si le fabricant, au contraire, devait une avance, il doit le payer à l?ouvrier. En conséquence, on voit par ce calcul qu?il est de toute impossibilité à un chef d?atelier de voler des matières à un fabricant, comme le dit l?Industriel. Or, nous croyons qu?il a confondu ce vol inventé avec le piquage d?once, qui s?opère de la manière suivante : Le chef d?atelier, ayant toujours au moins 3 et 1/2 pour cent de déchet, à titre d?indemnité sur l?étoffe fabriquée, il arrive quelquefois, que si ce chef d?atelier a de l?ordre et des soins tout particuliers dans son atelier, il aura au bout de quelques temps une avance qui fait ouvrir de grands yeux au fabricant, et dont celui-ci, s?il n?est pas honnête, par un chiffre accolé adroitement, détruit cette avance ; d?autres un peu moins rapaces ne le payent que 5 fr.i les 100 grammes ; mais comme nous avons de bons fabricans qui payent les avances 6 fr. 50 c., comme aussi à leur tour, les chefs d?atelier payent ce même prix ; il résulte donc de cette mauvaise organisation, dont les piqueurs d?once savent profiter, un commerce qui ne fait pas honneur aux fabricans qui ne payent pas 6 fr. 50 c. les 100 grammes.

Après ce détail, on voit que si un chef d?atelier porte ses déchets à un piqueur d?once, c?est parce que le fabricant, pour lequel il travaille, ne lui en donne pas le prix d?autant [4.1]plus vrai, que le piqueur d?once fait un énorme bénéfice et que celui qui achète en dernier ressort, y gagne encore davantage. Mais la raison la plus légitime pour laquelle l?ouvrier vend ses déchets à un piqueur d?once, est au bout de la plume d?un fabricant qui raye les avances de celui qui s?est donné beaucoup de peine pour les amasser.

Voilà une ébauche réelle de ce qu?on appelle voler les fabricans. Nous laissons au public à juger si c?est l?ouvrier ou le fabricant qui est le voleur.

Maintenant nous prions les rédacteurs des journaux qui ont inséré l?article du Journal de l?Aube et surtout son auteur, de faire droit aux chefs d?atelier de Lyon, indignement calomniés en insérant dans leur feuille, nos observations.

Notes de fin littérales:

i. Comme les crus ne valent que 5 fr. les 100 grammes, sans doute ces fabricans en profitent pour ne les payer qu?au même prix.

 

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