L'Echo de la Fabrique : 29 mars 1835 - Numéro 28

LYON, le 29 mars.

[1.1]Deux intérêts bien distincts donnent l?impulsion à l?activité humaine ; l?un est juste et bienfaisant, et l?autre est honteux et coupable ; l?un opère un mouvement producteur et avantageux pour tous, et l?autre d?une main avide s?approprie des fruits que l?activité commune produit. C?est dans le premier que résident les élémens du progrès humanitaire, et c?est dans le second que résident les élémens du désordre qui enfante tant de maux. En un mot, l?un est le génie du bien, et l?autre est le génie du mal.

L?intérêt individuel qui s?isole de toute pensée sociale, qui circonscrit son activité dans un cercle étroit de principes égoïstes, est l?obstacle incessant des améliorations, dont le besoin se manifeste avec énergie dans les classes laborieuses. C?est contre cet intérêt que nous élevons notre voix ; c?est à en affaiblir la funeste influence, c?est à flétrir ceux qui s?y soumettent aveuglément et qui en font leur idole, que nous voulons consacrer nos instans. Nous n?avons pas la présomption de croire que le succès viendra immédiatement couronner nos efforts ; mais le sentiment que nous avons de tous les devoirs que nous impose notre mission, nous garantira du découragement ; et nous poursuivrons notre tâche avec persévérance et franchise ; nous la poursuivrons en amis des travailleurs, en homme consciencieux, qui se croiraient voués à la honte et au mépris public, s?ils souillaient l?Indicateur en accordant dans ses colonnes une place à de lâches calomnies et à d?impudens mensonges.

Pour démentir les funestes résultats de cet intérêt avide qui se renferme exclusivement dans sa sphère d?individualité, nous n?avons besoin que de rester dans le cercle de notre industrie ; nous y trouverons toutes les preuves nécessaires pour appuyer notre opinion.

Les tiraillemens que notre industrie a eu à subir à différentes époques ; les abus nombreux qui y existent, son insuffisance presque continuelle à pouvoir alimenter tous les bras que parfois elle occupe, sont les tristes effets d?un intérêt que rien ne régularise, et qui pour se soustraire à l?incertitude des lois du hasard, invoque l?assistance de la mauvaise foi et de tout son cortége de ruses et de mensonges : cet intérêt est celui de l?égoïsme.

Il est un autre intérêt individuel craintif et insouciant qui, par sa faiblesse et son inertie, se rend complice des turpitudes de l?égoïsme, en restant neutre dans la lutte entre ceux qu?anime l?amour de l?intérêt général, et ceux qui n?ont d?autre mobile que leur intérêt propre et exclusif.

[1.2]Comme principaux agens du développement de la fabrique d?étoffes de soie ; comme distributeurs de travail, ce sont les négocians qui ont créé les abus : mais si des chefs d?atelier n?eussent pas été eux-mêmes dominés par un intérêt sordide, ces abus n?auraient pu subsister, ils auraient été détruits aussitôt que créés, et le champ n?eut pas resté libre pour en laisser créer une infinité d?autres.

Pour nous renfermer dans des principes justes, nous dirons que plus un homme a de facultés plus il est blamable d?user des moyens que les lois de la justice condamnent. Or, notre blâme sera pour les négocians, et nos conseils pour les ouvriers, bien que parmi ceux-ci il en soit qui commettent des fautes, non-seulement par leur indifférence pour les abus qui existent, mais encore en dépréciant leur main-d??uvre qu?ils vont offrir à un prix moins élevé.

C?est ainsi que des négocians peu délicats ont pu faire une rude concurrence à des maisons de fabrique de premier ordre et les ont forcées, si elles ont voulu conserver leurs débouchés, de suivre l?exemple contagieux du mal et de ravir aux travailleurs cette partie d?un salaire que leurs besoins réclament impérieusement.

La misère devenant de plus en plus profonde, la fortune de quelques hommes se produisant rapidement, ont dû inspirer à des chefs d?atelier de mettre fin à un tel désordre. La voie de l?association leur parut être le moyen le plus efficace pour atteindre leur but ; et ce fut en 1827 que les premières bases du mutuellisme furent posées. Cette association réunissant des volontés justes, courageuses et philanthropiques, devait opposer une puissance égale à celle qui abusait étrangement de l?isolement et de la faiblesse des ouvriers, et devait amener cette harmonie nécessaire entre les différentes classes qui se livrent à la même industrie.

Un des principes par lesquels le mutuellisme pensait mettre un frein aux abus, était le retrait de la main-d??uvre à tout négociant indigne. Ce principe, deux fois il en a fait l?application, et deux fois cette application fut infructueuse. Les hommes n?étaient pas encore arrivés à cette saine compréhension de leurs véritables intérêts pour se borner à l?emploi des moyens qui commandaient une longue persistance et des scrupules puissans, pour n?avoir jamais des relations d?intérêts avec ceux que les lois de l?association avaient frappé d?interdit.

Entre le passé et l?avenir, malheur à qui interposerait l?oubli ! Malheur à celui qui, méprisant les graves leçons de l?expérience, se lancerait dans une nouvelle route sans avoir gardé le souvenir de celles qu?il a parcourues ; [2.1]il marchera peu de temps sans rencontrer un écueil qu?il apercevra trop tard pour pouvoir l?éviter.

Si les scrupules d?un honnête travailleur le poussaient à n?avoir pas plus de relations avec celui qui voudrait l?exploiter indignement qu?avec celui qui serait frappé justement d?une condamnation infamante, les exactions seraient moins nombreuses ; car que deviendrait le négociant qui ne trouverait aucun ouvrier qui voulut travailler pour lui, et c?est ce moyen que nous voudrions voir employer à l?égard de certaines maisons de fabrique, dont la conduite aujourd?hui est un vrai scandale. Ce moyen n?est pas nouveau, il s?est employé quelquefois pour certains marchands en détail, qui par ce fait, se sont trouvés forcés de quitter les affaires.

Ce moyen est du domaine du droit naturel ; il est conforme aux loix de la raison, nul ne peut en contester l?emploi. C?est de son application régulière dont nous devons seulement nous occuper.

La presse se présente comme un auxiliaire puissant qui peut reflèter les faits scandaleux et fréquens qui doivent déterminer la rupture de toutes relations avec celui qui se serait rendu coupable par ses méfaits. C?est par ce moyen que les mauvais effets d?un intérêt égoïste seront combattus avec succès. Les travailleurs doivent comprendre que s?ils refusent l?ouvrage d?une main qu?ils méprisent, ce même ouvrage se représentera à eux par une main plus équitable ; la publicité peut bien comprimer les volontés cupides de quelques hommes, à qui la voix de la conscience peut encore se faire entendre. Mais envers ceux que de longues habitudes de fraudes ont enveloppés du manteau de l?impunité, elle est impuissante, car le scandale est leur élément, ils ne reculent pas devant lui. Or, c?est donc à se refuser à tout rapport avec eux qu?il faut s?appliquer ; les instrumens de leur fortune leur étant ravis, ils se trouveront frappés d?inactivité, et leur égoïsme les dévorera sans qu?ils puissent trouver en dehors de leurs stériles facultés, de quoi satisfaire à sa faim vorace.

 

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