L'Echo de la Fabrique : 29 mars 1835 - Numéro 13

QUINZE ANS ET VINGT-CINQ ANS.

Elle était fraîche et svelte comme on l’est à quinze ans, lorsque l’on jouît d’une organisation privilégiée, et que le moral n’a pas encore dégradé le physique ; car il ne faut pas s’y tromper, les passions usent plus vite que les années.

Elle avait encore toute la candeur de ces illusions de jeune fille, dont chaque frottement du monde enlève un brin, et qui finissent par tomber une à une devant, l’expérience de la vie sociale, comme les perles d’un bandeau brisé dans une nuit de bal.

Elle entrait en aveugle dans la civilisation, telle que nous l’ont faite et les préjugés et les intérêts, ignorante de l’avenir, heureuse du passé et confiante dans le présent, comme un matelot novice qui s’embarque par un beau temps et qui ne sait pas prévoir les tempêtes.

Alors à ses yeux tout était bonheur, espérance : c’est toujours ainsi pour celle qui n’a pas vécu long-temps.

Elle avait de l’amour ; car l’amour est la première illusion des femmes.

Elle croyait à l’amitié, à la pudeur, à la bonne foi et à toutes les vertus de l’âge d’or… Heureuse jeune fille !!

Elle croyait à l’amour parce qu’elle se sentait capable d’aimer ;

A l’amitié, parce qu’elle l’éprouvait ;

A la pudeur parce qu’elle ressemblait à la sensitive ;

[4.2]A la bonne foi, parce que son cœur n’avait jamais été trahi.

Elle croyait à la religion !…

Elle méritait d’être heureuse, de trouver des âmes pour la comprendre et un appui pour la soutenir sur la route.

C’eût été un crime de ternir d’un souffle la pureté de cette âme candide, vivant en elle, cherchant à épancher au-dehors, pour le bonheur des autres, tous les trésors d’amour et de bonté renfermés dans son sein virginal.

Ce crime cependant a été commis ! Mais qui pourrait-on en accuser ?…

Je l’ai revue dix années plus tard : elle était belle encore : mais de cette beauté qui électrise comme du champagne, et qui monte à la tête sans parler au cœur.

Son front était déjà sillonné d’un pli, de ce pli des pensées fortes, qui révèle, sur une tête jeune encore, le passage des passions. Son œil moqueur avait gagné en vivacité ce qu’il avait perdu en tendresse : c’était le regard étincelant d’une Erigone au lieu du regard lumineux d’un ange.

La civilisation et le monde avaient passé par là !

Elle ne croyait plus à l’amour, parce qu’elle avait aimé et que… horreur !

Elle ne croyait plus à l’amitié, parce qu’elle avait été trahie par sa meilleure amie, une amie d’enfance : cela arrive à beaucoup de femmes.

Elle ne croyait plus à la pudeur, car elle avait vu ses compagnes aux prises avec la séduction.

Elle ne croyait plus à la bonne foi, parce qu’elle avait eu de vives discussions d’intérêt, soulevées par l’avarice d’un parent qui avait juré de lui servir de père.

Elle avait vécu assez en dix ans pour apprécier le monde, ce qu’il vaut, et son cœur se trouvait à la fois vide et désillusionné.

Elle ne croyait même plus à son culte religieux, car… et en doutant du ministre, elle avait fini par douter de la divinité.

Elle était devenue sceptique, elle mourra probablement athée !

Et voilà comme le monde a fait ma jolie fille de quinze ans !

Je la plains, cette jeune fille, de n’être pas morte à quinze ans : il est si doux de mourir avec confiance !

Elle a vingt-cinq ans aujourd’hui… Pauvre femme !…

 

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