L'Echo de la Fabrique : 5 avril 1835 - Numéro 14

AU RÉDACTEUR.

Chaque jour on apprécie davantage l’utilité d’un journal comme le vôtre, indépendant de tout système et n’ayant d’autre influence à subir que celle à laquelle la presse ainsi que tout le monde est soumise. Je viens donc vous prier de me prêter vos colonnes pour repousser d’un côté les attaques que M. Derrion, rédacteur en chef de l’Indicateur a dirigé contre la maison centrale, et répondre en même temps aux articles de votre confrère, en faveur d’une réforme commerciale qu’il prétend opérer par le moyen d’une boutique d’épiceries.

Dans le numéro 17 de l’Indicateur, M. Derrion s’exprime ainsi :

« Oui travailleurs, nous vous le répétons, notre conviction est que le moment n’est pas encore arrivé pour établir des maisons centrales, etc. »

[2.2]Evidemment le but de M. Derrion a été de jeter de la défaveur sur la maison centrale actuellement existante. Nous ne savons en vérité pourquoi ; dans quel intérêt ? il n’a eu sans doute d’autre mobile, que celui d’attirer des chalands à son système. Nous le lui pardonnons bien volontiers, mais qu’il dise aujourd’hui que sa mission est d’ériger et non de détruire, il est prouvé à nos yeux comme à ceux des lecteurs intelligens, que telle n’est pas sa pensée secrète. Ce qui est écrit est écrit ; sans insister davantage sur une chose évidente, on se demande quel a pu être le motif de cette attaque de M. Derrion. Moins que tout autre, il devait se la permettre, son rôle de novateur s’y oppose ; et comment veut-il qu’on écoute avec faveur son système, lorsqu’il censure celui des autres ? Comment veut-il qu’on se laisse fasciner par le programme d’une institution qui n’existe encore que dans son imagination, lorsqu’il prononce anathème contre une institution déjà existante, qui a fait ses preuves, et qu’il faudrait au moins connaître pour la juger. Certes, il est plus facile de comprendre une réforme commerciale dans l’association du travail et du capital, dans la réunion du commerce à la fabrique, que dans la suppression de la classe intermédiaire des marchands, classe utile et qu’il n’est pas plus permis d’exproprier de son industrie, que toute autre classe. Il est plus rationnel, selon moi, d’espérer une amélioration matérielle du sort des travailleurs, par leur introduction immédiate dans la sphère commerciale, que en leur assurant une part, dans des bénéfices quelconques, sans y apporter autre chose que leur consommation individuelle. Dans l’espèce le bénéfice est trop minime pour arrêter les regards de ceux qui ne se contentent pas d’étudier la superficie des choses. Quant à l’amélioration morale elle doit être comptée pour beaucoup, et sous ce rapport je ne vois pas comment le système de M. Derrion pourrait soutenir la comparaison avec celui de la maison centrale. C’est donc bien à tort que le rédacteur en chef de l’Indicateur a, passez-moi l’expression, jeté une pierre dans notre jardin. Cela m’étonne encore d’autant plus de sa part, qu’il avait paru d’abord sympathiser avec l’établissement des maisons centrales ; mais il paraît que la fixité dans ses opinions n’est pas son caractère dominant ; ceci soit dit sans intention de l’offenser. M. Derrion a cru trouver merveille en empruntant à Fourrier le Phalanstère ; mais d’une idée grande et belle quoique impraticable à l’état de civilisation où nous sommes arrivés, il a fait une indigne parodie. C’est un géant qu’il a mis sur le lit de Procuste et il en a fait un nain.

Je voulais me tenir sur la défensive et insensiblement je suis devenu agresseur, mais je suis loin d’avoir tout dit, et cette lettre, étant déjà longue pour le cadre de votre journal, je la terminerai ici dans une seconde que je vous adresserai pour votre prochain numéro je continuerai l’examen critique du système de M. Derrion.

Agréez etc.,

gauthier.

 

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