L'Echo de la Fabrique : 17 mai 1835 - Numéro 20

DE L’HABILITÉ DES OUVRIERS.

[1.1]La question que nous soulevons dans cet article est loin d’être oiseuse. Un peu de réflexion en fera comprendre l’importance et l’à-propos. Cette question nous la posons ainsi : l’habilité est-elle l’art de bien faire ou l’art de faire vite ? – Nous en ajouterons une seconde pour lui servir de corollaire. Est-il plus utile que l’ouvrier fasse bien que vite ? à vrai dire, cette dernière est peut-être la seule qu’il soit nécessaire d’examiner, l’autre n’étant que le résultat d’une synonymie apparente, car on le sait, il n’y a point de synonymes parfaits. La pureté du langage voudrait qu’on remplaçât le mot habilité dans le sens ordinaire où il se prend par celui d’activité ; mais ceux qui ont intérêt à confondre l’habilité, c’est-à-dire la perfection du travail avec cette autre habilité mécanique, si nous pouvons nous exprimer ainsi, qui consiste à faire beaucoup plutôt que bien, n’ont garde de vouloir admettre ce purisme. Ils savent bien que l’équivoque joue un grand rôle dans les choses de ce monde, et que la plupart des discussions qui le divisent sont venues ou ont été envenimées par l’abus des mots et leur fausse acception.

L’intérêt de l’industrie, on en conviendra, est de produire des ouvrages parfaits autant que possible ; c’est là qu’est le progrès. Les ouvriers des arts libéraux l’ont bien senti ; aussi, ils ne laissaient jamais sortir de leurs ateliers une œuvre quelconque sans y avoir mis leur nom et ils ne mettaient jamais leur nom que sur une œuvre regardée par eux comme accomplie : c’est que ces ouvriers dont l’histoire a conservé le nom, ne travaillaient pas seulement pour un salaire, mais ils travaillaient pour acquérir de la gloire. Ils avaient en vue leurs contemporains et la postérité ! Au demeurant, c’étaient cependant de simples ouvriers. Les temps ont bien changé ; l’ouvrier aujourd’hui a perdu le souvenir de ces grands modèles, la gloire lui est étrangère, un seul intérêt le domine et le préoccupe, ne pas mourir de faim. L’ouvrier travaille pour vivre. Ainsi au milieu de cette civilisation tant vantée, l’espèce humaine est déchue. Il y avait peut-être moyen d’arrêter cet abâtardissement et ce moyen existait dans les expositions publiques. Mais là nous ne savons quelle pensée inféconde et maladroite a présidé. – Après avoir proclamé bien haut et avec justice qu’il fallait encourager le mérite ; après avoir établi des récompenses pécuniaires et d’autres récompenses plus précieuses pour de nobles cœurs, des médailles, des félicitations publiques, on s’est arrêté et l’on a eu l’incroyable idée de décerner ces récompenses non pas aux ouvriers qui avaient fait les travaux, mais aux industriels qui les avaient mis en œuvre. Ainsi transportons-nous par la pensée à l’une de ces expositions : un cercle de curieux nous entoure, nous tenons à la main le livret. Voilà un châle magnifique s’écrie-t-on de toute part ! à qui l’honneur ? à MM. négocians de Lyon. Et non de tout. Qui a fourni le dessin ? Qui a confectionné le châle ? – Les noms de ces deux ouvriers devraient être inscrits ; eux seuls devraient avoir droit aux récompenses, aux mentions honorables. [1.2]Le négociant aura pour lui le bénéfice de la vente. N’est-ce pas une dérision de le gratifier du travail d’autrui ; pourquoi ne pas appliquer à l’industrie en général les principes suivis dans les arts également mécaniques que l’usage décore d’un nom plus pompeux. Un prince commande une statue, fournit la matière, la statue est faite et exposée. Est-ce le nom du prince ou du statuaire qui ira à la postérité. Si le premier y arrive ce ne sera que comme Mécène et protecteur des arts ; nous n’empêchons pas que le nom des négocians y arrive par la même voie ; mais nous demandons que justice soit rendue à l’ouvrier. Il y a autant de talent dans ce dessin sorti tout entier de l’imagination d’un obscur commis, dans cette fabrication dont la régularité et le fini ne sont pas dus entièrement à un mouvement mécanique, que dans cette statue taillée suivant les règles d’un art appris comme tout s’apprend.

Cette digression nous a un peu éloigné de notre sujet, nous y rentrons et nous croyons avoir prouvé par cette digression elle-même, qui n’est pas un hors-d’œuvre, que la gloire est due à l’ouvrier et non à l’industriel, qui spécule et commande. En partant de ce principe, on voit qu’il est plus utile que l’ouvrier fasse bien que vite. En effet, bien faire c’est progresser ; bien faire c’est travailler dans l’intérêt général de l’industrie ; faire vite n’est que travailler dans un intérêt personnel et actuel, il n’y a donc pas à hésiter ; mais cette question doit être envisagée sous un autre point de vue moins grandiose mais plus en rapport avec notre spécialité.

Un marchand reçoit une commande, il veut lutter non pas d’habilité dans le sens où ce mot doit être pris, mais de vitesse avec ses confrères et surtout (cela n’en est pas moins vrai pour être prosaïque), il veut rentrer dans ses avances. Alors, il s’adresse à un grand nombre d’ouvriers ; mais ce n’est pas tant l’instruction qu’il cherche en eux, qu’une activité surhumaine. Ce n’est qu’à cette condition, que dans des temps difficiles, il leur jettera l’aumône d’un ouvrage au rabais. Faites vite, leur dit-il, il me faut cette commission d’ici à peu de jours. Stimulé par le besoin, l’ouvrier accepte, sans calculer les suites, et il entreprend, un ouvrage qu’il ne s’agit plus essentiellement de bien faire, mais de faire vite. Par un déplorable abus de mots, il passera pour habile, tandis qu’il n’aura été qu’actif, et bientôt cet ouvrier devra renoncer à la société, aux délassemens que la nature sollicite, au repos, au sommeil même qu’elle exige impérieusement… Plus tard, elle fera cruellement repentir l’imprudent qui a méconnu ses lois : bientôt cet ouvrier, est véritablement devenu une machine travaillant sans relâche ; il a cessé d’être homme. Le système nerveux est ébranlé. Son tempérament est affaibli, la maladie obtient sa proie ; qu’il aille marquer sa place dans quelque hôpital ! Tel est le fruit de cette activité désordonnée, de ce travail forcé que nous devons qualifier d’assassin. Ce fruit n’est pas le seul ; par contrecoup, la société décimée dans quelques-uns de ses membres, aura de nouvelles victimes qui ne seront plus volontaires mais forcées. La [2.1]mesure des forces humaines a été dépassée, l’exemple sera pernicieux. Ce que le marchand avait demandé comme une faveur à l’ouvrier irréfléchi, il l’exigera d’un autre, malgré sa répugnance. Au moins le premier a obtenu quelques remerciemens, quelques éloges pour compensation ; le second, le troisième, n’obtiendront rien, et cela se conçoit : ils n’ont pas eu le mérite de la nouveauté ; la chose est devenue commune. Ils n’ont fait que ce qu’on avait fait avant eux. De quoi donc leur savoir gré, et l’égoïste spéculateur saura bien se dispenser de paraître reconnaissant. Quelques-uns refuseront de se soumettre à son exigence. Nous ne sommes pas, diront-ils, des bêtes de somme ; un travail modéré fortifie l’homme ; un travail continu l’épuise. Nous sommes satisfaits d’un salaire modique. Il vaut mieux augmenter le salaire en diminuant une fabrication intempestive et certains frais improductifs qui s’y rattachent, que de détruire les forces vitales des générations à venir par l’étiolement de la génération présentée, ils ne seront pas écoutés ! On les traitera de mauvais, ouvriers, d’ouvriers inhabiles, et s’ils font entendre quelques plaintes on y ajoutera l’épithète de tracassiers, et le tribunal appelé à recueillir leurs doléances, partagera les préventions dont, il faut bien le dire, la moitié plus un de ses membres profitent pour continuer une exploitation peu fraternelle. Nous nous abstenons, et pour cause, d’en dire davantage. Nous pensons qu’il faudrait une prime à la fabrication habile, c’est-à-dire, supérieure ; mais que l’activité n’est que secondaire, et nous terminerons en disant : Ouvriers faites bien plutôt de faire beaucoup, vous serez d’habiles ouvriers.

 

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