L'Echo de la Fabrique : 24 mai 1835 - Numéro 21

LYON VU DE SAINT-JUST.

[1.1]Lyon dormait encore fatigué des travaux et des plaisirs de la veille. A peine quelques ouvriers matinaux commençaient tristes et silencieux à gagner leurs ateliers, et moi j’allais respirer l’air bienfaisant et pur du matin sur le plateau de Saint-Just, sur cette butte pittoresque où une adroite prévoyance bâtit une citadelle à côté des ruines des aqueducs […]. C’était à l’aube du jour, le soleil allait s’élancer des hauteurs de Montessuy, et la dernière étoile s’éteignait au haut du ciel ; une atmosphère limpide laissait mes regards atteindre les neiges étincelantes du Mont-Blanc. Là, je m’efforçais à l’aide de mon imagination échauffée de reconstruire ce Lyon célèbre, cet opulent Lugdunum tel que l’avait embelli Auguste1 […]. Sur la double colline une cité vaste, opulente […] du luxe, des palais, un forum, des temples de marbre, des théâtres immenses, des bains aux mosaïques élégantes, des écoles, des bibliothèques. A cette même place où je m’assieds, affluaient les marchands de l’Europe et de l’Orient. Là on voyait les armures brillantes des Ségusiens, les plaqués de Bibracte, l’étain de Thulé, l’or de l’Ibérie, les soies et la pourpre de Massillie. Une population nombreuse se presse et se cotoie : à côté de la majestueuse toge romaine, j’aperçois le justaucorps écourté du Celte […] à mes pieds, le long de ce riant coteau, une route, monument gigantesque suspendu sur les flots de la Saône, amène les rois vaincus de soixante peuples à ce palais des empereurs, devenu, par une cruelle dérision du sort, un hôpital ouvert à la plus déplorable, à la plus humiliantes des infirmités humaines. Ces terrasses soutenaient les jardins des sénateurs […]. Là-bas, dans cette presqu’île où s’entassent et s’amoncèlent maintenant ces amas confus de maisons […] sur les rives enchantées des deux fleuves […] se déroulaient de vertes prairies entrecoupées de bosquets et de maisons de campagne. Les cabanes des pêcheurs se groupaient en hameaux sur le penchant de la colline St-Sébastien […] tout à coup un incendie épouvantable, tombé du ciel, dévore en une nuit, toutes ces merveilles. Néron, Néron lui-même répare les pertes de Lugdunum, Néron qui bientôt après va mettre le feu dans Rome, pour se dédommager de l’horrible spectacle que ses yeux n’ont pu ; savourer dans les Gaules.

Cependant Lugdunum renaît et fleurit. Revêtons pour quelques instans la robe sénatoriale : errant parmi ces précieux débris d’une puissance qui a rempli le monde, l’artisan grossier les exhume sans pitié pour en bâtir son ignoble maisonnette. Qui sait si quelque jour nos neveux ne fondront pas la colonne Vendôme pour en faire des grelots de mulets ? […] Ici fut un cirque […] C’est là que les jeunes gauloises, les jeunes vierges romaines, viennent repaître leurs regards de l’agonie des chrétiens livrés aux tigres ; c’est là que de vils gladiateurs se massacrent sans pitié pour l’amusement d’un peuple policé et d’un sexe plein de douceur. L’Ilote blessé sur un amas de victimes égorgées demande vainement la vie : les vierges patriciennes baissent leurs [1.2]blanches mains ; il faut qu’il meure. Il expire, et en tombant il savoure encore la volupté des applaudissemens. O Spartacus !

Là fut un temple : le sang des taureaux coula sur cette pierre brisée. Ce marbre profane fut un dieu redoutable : sur ce parvis, un peuple qui lisait Cicéron, s’agenouillait devant des dieux abominables […] Oh ! pourquoi le culte nouveau, si pur et si saint, n’a-t-il pas avec horreur la pompe théâtrale des rites anciens ? Qu’ai-je besoin de temples superbes, moi, spectateur d’un Dieu pauvre ? Dans Saint-Pierre de Rome je vois bien Michel-Ange, mais où est le Nazaréen ? […] Est-ce un apôtre du pauvre charpentier, ce pontife qui a une cour et un peuple, qui a des gardes et une armée, et dont le pied presse le cou des rois ? – J’aime une église de village dont le calice est d’étain, dont les murs sont lézardés et moisis. J’aime l’humble curé du hameau qui va à pied au chevet du malade, qui me serre cordialement la main en me disant : « Jésus nous a déclarés frères ; je viens à votre table, car nous sommes égaux. »

Ainsi je méditais sur les ruines des siècles écoulés […] Mais voici venir les Barbares […]

Depuis cinq siècles la Gaule était devenue romaine […] Soudain les forêts scythes vomissent sur l’Europe romaines des torrens de tartares. Ces hommes féroces et sauvages dont les noms mêmes sont devenus des injures, trouvèrent l’empire mal gardé. Ils se jettent sur cette belle proie ; ils la déchirent. C’en est fait […] Ils pillent les trésors sans s’enrichir, parce qu’ils tuent l’industrie qui renouvelle les trésors ; ils désolent les arts, dont ils ne savent ni jouir, ni profiter ; ils éteignent la civilisation qu’ils ne comprennent pas […]Lugdunum dévasté devient un corps de garde de Vandales ; de ses palais brûlés on bâtit un village bourguignon […] Bientôt il ne reste plus du grand empire que deux capitales démantelées ; on les saccage ! l’antiquité expire.

Alors le monde recommence […] le christianisme s’avance […] la civilisation renaît de l’évangile. Long-temps étouffé sous les ronces, le jeune chêne, enfin, prend son essor, grandit, étouffe les ronces à son tour et aujourd’hui robuste et magnifique, il couvre deux hémisphères de son ombre.

Franchissons les temps. Lyon du moyen-âge m’apparaît changeant de forme et d’aspect, ainsi qu’une ombre fantastique. Les Bourguignons aux cheveux roux, graissés de beurre rance, se sont déjà retirés, et l’antique cité des Ségusiens est devenue le patrimoine de ses évêques. La double colline reste couverte de ruines gisant sans gloire ; à la place du forum s’élève une chapelle à Thomas Becket2 […]Les pavés de la crypte de St-Just teints du sang des martyrs, sont féconds en miracles. Lyon est descendu sur les bords de la Saône […] là une noble métropole est érigée ; un château fort est la demeure des prélats, et des murs crénelés défendent l’oratoire des chanoines […] les évêques et leurs chanoines, despotes si peu évangéliques font peser sur un peuple grossier, mais malheureux, un joug intolérable, […] entre les mains des successeurs d’Irénée, la [2.1]la crosse se change en glaive, et le glaive tombe tantôt sur des voisins dépouillés, tantôt sur des serfs dévorés par la gabelle. Du trône épiscopal, la corruption descend dans les chapitres et dans les cloîtres. Ce sont des chanoines impies qui se disent trop bons gentilshommes pour fléchir le genou devant l’image de leur Dieu ; ce sont des religieuses de Saint-Pierre transformant en taverne leur monastère profané, et bravant la puissance du pape qui du haut du Vatican fulmine en vain contre le scandale […] Ce siège souillé devient le butin banal de l’intrigue ou de la force ; l’un l’achète, l’autre le prend. Un autre, comte de Forez, y fait asseoir un enfant de six ans, et la mitre du vénérable Halinard, devient le bourrelet d’un bambin.

Cependant le peuple froissé gémit et murmure. Un Lyonnais, homme d’énergie, mais venu trop tôt, Pierre valdo3 se lève et dit à ses concitoyens infortunés : « Les chanoines font des saints mystères un commerce de luxe et de scandale […] un bon laïque n’est-il pas meilleur prêtre, qu’un prélat dissolu ? Belle transsubstantiation que celle qui s’opère entre les mains d’un mauvais prêtre sortant de chez des filles perdues ! […] Ne donnons point la dîme, le fruit de nos sueurs, à ces moines fainéans qui le dévorent dans leurs repas splendides […] » que répondre ? […]

On répondit à coups de haches : la vengeance du clergé sonna le tocsin des croisades, dressa des potences, alluma les bûchers […] le féroce Montfort4, l’hypocrite Robert, furent envoyés à la chasse des pauvres Vaudois […] Quand tout fut massacré, ils firent brûler les livres d’Aristote […] et le clergé triomphant poursuivit le cours de ses débordemens, en attendant luther […]

Laissons derrière nous des temps d’opprobre et de désolation ! Tirons le rideau sur la désastreuse invasion des Huguenots et sur les cruelles représailles des Guisards trop bien servis par le sanguinaire Mandelot5 ! oublions même un siège inutile […] et arrivons tout d’un saut à Lyon moderne, à la ville de 1834, riche, tumultueuse, turbulente, industrielle, l’une des capitales de notre civilisation ; aussi bien le soleil, dardant à plomb sur mon cerveau dépouillé, en évapore les rêves poétiques, et me réveille tristement à cette orageuse et prosaïque actualité […]

Voici Lyon ; il a envahi les quatre rives des fleuves qu’unissent une foule de ponts, les uns, masses majestueuses assises au travers des flots ; les autres, légers rubans suspendus dans les airs. Mille navires élégans fendent rapidement les ondes […] des édifices somptueux ont remplacé l’austère architecture des monastères : le château fort des archevêques s’est écroulé […] et là-bas, du confluent part, en s’enfuyant sous les montagnes, un chemin de fer qui court, et dans un trajet de trente lieues, enchaîne les unes, aux autres, comme autant de faubourgs, sept villes industrielles.

Un bruissement sourd et lointain apporté par la brise m’annonce le réveil de la grande cité […] adieu doux calme de la nuit ! adieu rêveries délicieuses […] avec la soif de l’or, voilà les passions qui se rallument, les pensées accablantes, les soucis rongeurs, les spéculations jalouses. Voilà l’ambition qui fermente, l’intrigue qui tend ses pièges, le luxe qui court à la joie, l’indigence fainéante qui se débat contre la faim, l’agiotage qui suce et tarit l’industrie […] l’inquiétude rentre au cœur des pères : heureux enfans […] hâtez-vous de jouir jeunes hommes, car le temps marche vite aujourd’hui, traînant après lui les soucis, l’instabilité, les bouleversemens ! hâtez-vous, car bientôt la foudre viendra aussi frapper vos têtes joyeuses ; car il arrive que lorsque les institutions humaines ont duré un temps donné, elles se vicient et dépérissent . Il est dans leur nature de porter toujours avec elles un germe de destruction, que le temps développe […] toujours uniforme au fond la famille humaine tend à changer ses formes extérieures […] elle appelle ces changemens des rénovations […] et puis, quand la rénovation est accomplie, quand la lutte a cessé de latitude, quand on s’imagine avoir tout nivelé et tout changé, le philosophe est surpris [2.2]de ne reconnaître dans la société nouvelle, que les matériaux de l’ancienne, que les passions de l’ancienne, que la même fougue dans les croyances, la même astuce dans l’égoïsme, la même incompatibilité dans les intérêts personnels ; en un mot, il ne voit qu’une nouvelle combinaison des anciens vices, et il prédit en gémissant, que ce sera encore et toujours à recommencer.

Hélas ! au moment où je trace ces lignes affligeantes, nous sommes tourmentés par l’une de ces convulsions […] Que sortira-t-il du remaniement social ? une autre civilisation, ou la barbarie ? Mais cette autre civilisation trouvera-t-elle des anges ou des hommes ? des vertus d’ange ou des égoïsmes d’homme ? refondra-t-elle la nature immuable de l’humanité ? […] Oui, à l’aspect de ces mesquines, mais furieuses passions que je vais retrouver là-bas en me plongeant dans la foule […] oui, vous dis-je, si le destin venait m’ouvrir son livre redoutable, je prendrais la fuite et ne voudrais point y lire.i 6

Notes de base de page numériques:

1 Référence ici au premier empereur romain Auguste (-63, -14) qui fit de Lugdunum le siège du pouvoir impérial pour les trois provinces gauloises et permit le premier développement d’envergure du réseau urbain, du théâtre et des voies d’eau de la cité.
2 Référence ici à l’archevêque Thomas Becket (1117-1170).
3 Pierre Valdo (1140-1206), riche marchand lyonnais, devint prédicateur, défenseur de l’idéal de pauvreté apostolique. Rapidement persécuté et pourchassé par l’Eglise, expulsé de Lyon, il fut à l’origine du mouvement vaudois, implanté notamment en Provence.
4 Référence ici à Simon de Montfort (1165-1218) et à l’un de ses lieutenants Robert Mauvoisin lors des croisades et persécutions contre albigeois et vaudois
5 François Mandelot (1529-1588), gouverneur de Lyon lors des massacres de la Saint-Barthélémy.
6 L’Epingle, journal littéraire, déjà mentionné auparavant.

Notes de fin littérales:

i. Ce morceau remarquable que nous avons été obligés, vu l’exiguïté de notre cadre, d’abréger beaucoup (ce qu’indiquent suffisamment les points nombreux que nous avons mis), est dû à M. ed. lamarqueLamarque Ed., qui l’a inséré dans l’ÉpingleL’Épingle (nos 21, 22 et 23), journal littéraire de cette Ville, rédigé avec beaucoup de talent, par M. Adrien feytaudFeytaud Adrien.

 

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