L'Echo de la Fabrique : 24 mai 1835 - Numéro 36

Nécessité pour les chefs d’atelier de passer par écrit les engagemens de leurs élèves.

[1.1]La mauvaise habitude où sont souvent bon nombre de chefs d’atelier de ne point passer de conventions écrites et de s’en rapporter même sans témoins au pourparler qu’ils ont avec les parens, les met à même de se trouver parfois grandement lésés en perdant tous les avantages qu’ils s’étaient promis d’un élève comme nous allons le démontrer.

La franchise est l’expression naïve de nos pensées, l’aveu de nos sentimens et le miroir fidèle de notre conduite ; tandis que la fausseté n’est que le déguisement de ce que notre cœur éprouve, un masque qui couvre l’astuce, une faible couche de douceur qui recouvre souvent le poison de la calomnie. L’une préside toujours aux premières entrevues qu’on est dans l’habitude d’avoir entre parens et chefs d’atelier, lorsqu’il s’agit de décider de l’avenir d’un enfant en lui mettant un état en main ; mais la seconde ne vient que trop souvent lorsqu’elle peut s’infiltrer par quelques jours qui lui paraissent favorables pour paralyser les meilleures intentions . Elle oublie les bons procédés, elle exagère des faits qui ne sont qu’illusoires et souvent même elle assaisonne de tout le fiel dont elle est susceptible, ce qui mériterait à peine d’être envisagé ; ce qui fait que d’ami qu’on était en sorte devenu au commencement des conventions, l’on finit par se répandre en invectives qu’on ne rougit pas même de réitérer en présence du conseil, au mépris de sa dignité.

Or pour obvier à tous ces inconvéniens qui ne peuvent qu’être très préjudiciables à celui qui est lésé, et faire cesser un scandale tendant toujours à jeter une suspicion sur la bonne foi des parties ; il est de la plus haute importance que les chefs d’atelier sitôt après le temps fixé pour l’essai de leurs élèves, tiennent la main à ce que les conventions soient passées en règle, et avec toutes les stimulations et réserves réciproques dont il aura été fait mention, afin d’éviter toute contestation à l’avenir.

Nous ferons remarquer, à cet égard, que souvent dans les engagemens l’on ne s’attache pas assez à indiquer d’une manière précise le but de l’apprentissage, s’il a été contracté pour la démonstration des unis, des velours, des armures ou des façonnés, ce qui est souvent un sujet de réclamations par la suite et qui expose le chef d’atelier à supporter une perte réelle. Car supposons (et cela se voit tous les jours), supposons qu’un élève, soit par caprice soit par sollicitation, se mette en tête de vous réclamer la confection d’une étoffe précisément parce qu’on ne s’en occupe pas dans l’atelier ou il a été [1.2]placé ; qu’arrivera-t-il alors si vos conventions ne sont que verbales, passées de bonne foi et souvent même sans témoins ; ou si étant écrites, elles ne stipulent pas la partie que vous vous êtes engagés d’enseigner ? L’on viendra vous dire que vous avez promis de montrer la fabrication de l’étoffe que l’on est désireux d’apprendre, surtout si l’on prévoit que cela soit capable de vous faire faire des frais et qu’on ne demande pas mieux de rompre avec vous, parce que l’on a changé d’avis. L’on insistera avec la plus grande chaleur ; de là protestation de votre part, appel au conseil des prud’hommes pour vous faire rendre justice. Mais qu’arrivera-t-il, l’allégation sera soutenue, et la religion des juges ne pouvant être suffisamment éclairée, puisque ou vous n’avez aucune pièce qui démontrent la véracité de votre opposition ou si vous en avez, n’étant pas précisée de manière à ne laisser aucune équivoque, ils ne peuvent établir de quel côté réside la bonne foi, vous courez le risque ou de démontrer la confection de l’article qu’on vous réclame, ou au moyen d’un défrayement toujours en dissidence avec le bénéfice que vous auriez pu faire sur votre élève, vous perdrez le temps qu’il lui reste à faire, puisqu’il sera autorisé à se placer ailleurs pour apprendre la confection de l’étoffe qu’il sollicite et que vous vous croyez en droit de ne pas lui montrer. Que les chefs d’atelier n’oublient pas qu’en affaire, les paroles ressemblent à ces caractères que l’on trace sur le sable et que le moindre vent peut dénaturer, tandis que les écrits faits en règle sont toujours la ligne de démarcation qu’on ne saurait franchir. Pour éviter toute amphibologie, que le maître ne s’engage à démontrer à son élève que les articles qui se feront dans son atelier pendant la durée du temps de l’acte d’apprentissage, à compter du moment où il prendra son métier, et alors il ne peut y avoir de discussions.

Que les chefs d’atelier méditent attentivement le peu de mots que nous leur avons tracés ; qu’ils s’attachent à passer avec leurs élèves des écrits exempts d’équivoque et de toute ambiguïté, que le genre d’article qu’ils s’engagent à démontrer y soit spécifié, à moins qu’on ne s’en tienne à généraliser ce qui se fera dans l’atelier pendant la durée des conventions. Que toutes les réserves dont il pourra être fait mention y soient détaillées même minutieusement, et l’on verra ensuite disparaître du conseil ces altercations parfois vives et scandaleuses qui ne peuvent faire qu’un très mauvais effet.

 

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