L'Echo de la Fabrique : 7 juin 1835 - Numéro 38

Motifs de la diminution des causes à l?audience des prud?hommes.

[1.1]Il est incontestable que, depuis quelque temps, les audiences du conseil des prud?hommes n?offrent plus comme par le passé, cette affluence de causes dans lesquelles s?élevaient souvent ces altercations vives, qui ont en quelque sorte entièrement disparu. Or comme il n?y a pas d?effet sans cause, nous nous attacherons à analyser les motifs de cette amélioration morale qu?a subi la classe laborieuse.

La cause qui se présente naturellement la première, nous paraît être la publicité, et la seconde le compte rendu de l?audience par les journaux chargés spécialement de ce rapport. Nous allons développer notre pensée.

Depuis 1831 que le huis clos est tombé pour faire place à la publicité que la classe ouvrière réclamait vainement depuis si long-temps, les chefs d?atelier, soit qu?ils fussent appelés au conseil, soit par motif d?instruction ou de curiosité, lorsque leur présence n?y était pas nécessaire, ont pu suivre les séances et profiter des heureux effets de la publicité. Il leur a été facile, en appréciant ce qu?il y avait de juste ou d?arbitraire dans les réclamations, de préjuger ce qui pouvait avoir quelque analogie dans une affaire qui leur était personnelle. C?est la publicité qui leur a démontré les conséquences funestes des demandes qui n?ont que la fraude pour appui, l?intérêt pour mobile ou l?ignorance pour partage, en soulevant à leurs yeux le voile que l?égoïsme tenait depuis si long-temps tendu.

En effet, tel qui ne rougissait pas autrefois de ses exactions, parce qu?elles étaient enveloppées de ténèbres, craignant maintenant que la publicité ne vienne imprimer sur son front le stigmate de la honte, a été contraint de recourir à des voies plus délicates. Celui dont la fortune rapide est le but de toutes les opérations, n?importe le sentier par lequel il puisse y parvenir ; celui-là, disons-nous, se jouait jadis, et de ses promesses et de la bonne foi. Mais aujourd?hui son intérêt même l?oblige de recourir à la droiture, parce qu?il n?ignore pas qu?une condition peu délicate mise au grand jour serait à même de le priver du concours de ceux dont les bras actifs et laborieux contribuent chaque jour à l?édification de sa fortune. Mais [1.2]l?ignorance a aussi beaucoup gagné dans ces débats publics. L?audience, par ce moyen, s?est trouvée transformée en école publique d?intérêts industriels ; chacun y a puisé les connaissances nécessaires pour distinguer la justesse ou la fausseté d?une réclamation ; et ce n?est pas là le moindre bienfait de cette amélioration. Le chef d?atelier y a appris à connaître ses droits, le négociant à compter un peu moins sur sa prérogative ; le compagnon à se baser sur la justice dans ses demandes, l?apprenti à apprécier l?étendue de ses devoirs ; et tous, les égards qu?on se doit réciproquement et cet amour de la justice qui fait le bonheur de la société.

Mais il est un motif encore plus puissant et qui a contribué spécialement à la diminution du nombre des causes au conseil des prud?hommes, c?est le compte-rendu des séances et le narré des différens qui s?élèvent successivement entre les négocians et les chefs d?atelier, entre ces derniers et leurs compagnons ou leurs élèves. La jurisprudence du conseil n?étant pas une jurisprudence écrite, mais bien fondée sur des faits établis et la conscience des juges, il est de la plus haute importance que par le relevé des décisions l?on soit à même de baser, en quelque sorte et par analogie, les jugemens qui pourront être rendus, afin d?éviter ces demandes fastidieuses, qui ne peuvent qu?être souvent défavorables à ceux qui les font.

L?apprenti ayant la facilité de prendre connaissance de la sévérité du conseil envers ceux qui se permettent soit une mauvaise conduite, soit des plaintes exagérées envers leurs chefs d?atelier, se décidera parfois à changer de manière d?agir. La perspective d?un élève condamné à un défrayement pour le peu de soin qu?il apporte à la confection de l?étoffe lorsqu?il est à même de bien faire ; 1?indemnité qu?un autre est contraint de compter à son maître pour sa négligence à remplir ses obligations et son apprentissage à recommencer ou à terminer ailleurs, le fait souvent rentrer en soi-même, en fait un bon ouvrier de mauvais qu?il se disposait à devenir. Par-là, tout en rapportant à leurs chefs d?atelier, ces apprentis se préparent à eux-mêmes un heureux avenir, en se formant à leur profession [2.1]et en acquérant cette délicatesse qui peut seule soutenir notre fabrique chancelante. L?ouvrier qui peut-être oubliant qu?un jour il est appelé à diriger lui-même un atelier, se permettrait de tracer des lois rigoureuses, dans la crainte que sa conduite ne devienne publique, non-seulement aux yeux des personnes présentes à l?audience, mais encore à la majeure partie des chefs d?atelier, par le compte-rendu de l?audience, rectifie souvent sa conduite et se décide à prendre cette aménité de caractère qui enfante la sympathie qu?il est si doux de posséder. Le chef d?atelier qui oubliant parfois que naguère il était à la même passe que ceux qui sont aujourd?hui sous sa dépendance, voudrait tendre à l?arbitraire, tire dans la décision du conseil souvent un avis salutaire qui lui fait rectifier sa conduite avenir.

Mais sans contredit, la raison qui doit nous porter le plus à désirer que, par la voie de la publicité, les exactions dont nous sommes les victimes arrivent enfin à leur terme, est cette appréhension où sont les négocians que leurs noms soient consignés dans un journal comme exemple de fraude, d?astuce, de lésinerie ou de peu de bonne foi. Que de chefs d?atelier ont dû au journal le gain de leur cause sans, qu?elle fut plaidée ! Combien de négocians auraient franchi sans remords la barrière de la droiture, si la crainte d?être signalés ne les avait fait changer d?avis ! Combien qu?une première faute portée à la connaissance du public a soustrait à la récidive ! Chaque homme porte avec lui son amour-propre auquel il sacrifie chaque jour pour édifier sa réputation. L?amour-propre est le principe de toutes nos actions ; bien entendu, il est la source de toutes les vertus ; mal placé, il devient la cause des plus grands vices lorsqu?on ne peut lui opposer une digue ou lui lancer un trait qui le blesse. Or, la presse a seule le pouvoir de lui décocher (à l?amour-propre ) ces flèches mordantes qui l?aiguillonnent : elle seule est appelée à saper les fondemens de ce vain édifice. C?est par son rayon lumineux dont le reflet brille dans tous les ateliers, qu?elle vient à bout de dissiper l?égoïsme qu?un nuage épais entoure. Par la presse et la publicité il nous est donné de jouir de la plénitude de nos droits ; ne négligeons pas leurs bienfaits, et persuadons-nous bien que sans elles nous retomberions dans le chaos d?où leurs mains puissantes nous ont tirés.

 

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