L'Echo de la Fabrique : 14 juin 1835 - Numéro 39

VARIÉTÉS.

l’ile-barbe.

L’Ile-Barbe ! il n’est personne à Lyon qui ne la connaisse ; il n’est pas un peintre qui ne l’est dessinée sous toutes ses faces ; pas un bourgeois qui n’y ait dîné avec sa famille ; pas un dandy qui n’y conduise en tilbury sa nouvelle conquête ; pas un ouvrier qui ne vienne chaque année y dépenser les économies d’une semaine. L’Ile-Barbe est pour nous, en quelque sorte, le bois de Boulogne, Romainville et Saint-Cloud. Mais ce pittoresque séjour, but de nos promenades et de nos fêtes champêtres, objet de nos rêveries solitaires, n’est pas moins intéressant sous les rapports historiques ; il porta jadis le nom d’Ile-Barbare, sans doute à cause de ses rochers, des buissons épineux qui la couvraient et des reptiles qui en faisaient leur repaire.

L’origine des premiers établissemens formés dans l’Ile-Barbe, selon M. Fortis1, se perd dans la nuit du temps. Cette île et ses environs, couverts de forêts épaisses, furent primitivement consacrés à la retraite des Druides qu’Aristote et Diogène de Laërce comparaient aux devins de l’Egypte, aux prêtres de l’Assyrie, aux mages de la Perse, aux bracmanes de l’Inde. Savans dans l’astronomie et la physique, les druides cultivaient les sciences, tenaient des écoles publiques, et prêchaient l’immortalité de l’ame, dont ils soutenaient la transfiguration. Parmi leurs disciples, furent ces Bardes fameux dans les Gaules, [3.2]qui chantaient en vers lyriques, la louange des dieux, célébraient les exploits et les triomphes des héros, et excitaient les guerriers au combat.

Vers le commencement du troisième siècle, l’Ile-Barbe devint le refuge des chrétiens qui s’échappèrent de Lyon pour se soustraire à la persécution d’Antonin. Un riche seigneur gaulois, touché de leur sort, imagina de les rassembler, et fit construire à ses frais un monastère à la pointe septentrionale de l’île. Bientôt tous les pays circonvoisins y concentrèrent leur dévotion, et cette communauté ne tarda pas à s’enrichir des offrandes que vinrent y déposer les fidèles. Peu à peu cet emplacement fut défriché ; des maisons furent construites, des jardins peuplés d’arbres et de fleurs, et ce terrain, naguère si sauvage, devint extrêmement fertile par le soin des moines.

Ce monastère fut successivement consacré à saint André, saint Martin et saint Benoît, et produisit des prélats distingués, dont les plus célèbres furent Astérius, un saint Ambroise et saint Loup qui devint archevêque de Lyon où il était né.

Ce fut donc à partir du troisième siècle que le monastère de l’Ile-Barbe devint florissant. Les rois, les princes, les grands seigneurs l’enrichirent de terres, de fiefs et de droits seigneuriaux. Le roi Dagobert et son successeur Clovis, lui donnèrent de vastes propriétés le long de la Saône. Enfin cette abbaye qui, d’après l’auteur des Masures de l’Ile-Barbe, était la première en antiquité, noblesse, dianités et prérogatives, s’accroissait chaque jour lorsque les Sarasins la dévastèrent. Un grand nombre de religieux fut exterminé, et le monastère entièrement détruit. Charlemagne que ses guerres en Italie amenèrent souvent à Lyon, visita plusieurs fois l’Ile-Barbe, et fit reconstruire le monastère sous la direction du savant Leyderade, son bibliothécaire. Il avait même formé le projet d’y venir prendre quelque repos, et y fit réunir les livres les plus précieux de ce temps-là, dont le recueil est connu dans l’histoire sous le nom de Librairie de Charlemagne.

Les fêtes principales de l’île étaient celles de saint Martin, de Pâques et de la Pentecôte que nous avons conservées de nos jours, et celle de l’Ascension. Claude Lelaboureur rapporte que ce dernier jour les chefs de la maison du Mont-d’Or, issus du célèbre Roland, exposaient à la vénération du peuple le corps d’ivoire de ce fameux paladin, et qu’ensuite il leur était permis de prendre deux emboutées (deux poignées) de l’argent offert à l’honneur des reliques, et qu’ils distribuaient aux pauvres. Cette cérémonie, assez remarquable, dura jusqu’en 1562, époque à laquelle les hérétiques pillèrent l’abbaye ; ce corps, dépouillé alors de ses ornemens, est demeuré depuis dans nos archives.

A la suite de ces cérémonies religieuses, dit un ancien historien : « on voyait venir à l’Ile-Barbe, dans toutes les fêtes, lorsque le temps était beau, les habitans de Lyon, les Italiens, les Allemands, les Flamands, et autres marchands avec leurs femmes, leurs enfans et leurs familles. Ils amenaient des tambourins et autres joueurs d’instrumens, et aussi quatre à cinq fois l’année des bandes des métiers de la ville, armées, portant arquebuses, hallebardes, épées, dagues, javelines, avec tambourins et les enseignes déployées ; les laboureurs et autres, tant des villes voisines que des villages, accouraient en foule ; les uns par passe-temps, les autres par dévotion, lesquels dansaient au monastère et dans les maisons même des religieux. Un des abbés ayant voulu faire clore le pré pour faire cesser ces amusemens profanes, le peuple renversa la muraille. »

Ce fut quatre-vingt-neuf ans après le pillage des hérétiques (au mois d’août 1651), que s’opéra la sécularisation de cette abbaye qui fut plus tard, sous M. de Tencin, cardinal et archevêque de Lyon, réunie au chapitre métropolitain de cette ville. Enfin, dit M. Fortis : « la révolution ; ayant promené son niveau sur les tours, les clochers, les églises de l’Ile-Barbe ; l’artiste, l’habitant, l’étranger, n’y trouvent plus ces antiques monumens qui parlaient à son imagination. Le voyageur visitant cette île, n’y voit plus ces voûtes gothiques où résonnaient ces chants harmonieux que Leyd

rade2 avait introduits à l’exemple de ce qui se pratiquait dans la chapelle de Charlemagne ; il n’y voit plus ce religieux assis à l’entrée du monastère pour recevoir [4.1]les étrangers, et qui leur disait : Ici est l’antique église de Saint-Loup. »

Depuis la sécularisation, ces fêtes de dévotion se convertirent peu à peu en fêtes purement baladoires, et l’auteur des Sires de Beaujeu prétend que ce changement de choses saintes en choses profanes, nous priva de la bénédiction que Pie VII, à son passage à Lyon, devait y donner le 17 avril 1805, sur un autel dressé à cet effet dans la partie supérieure de l’île.

C’est ainsi qu’après avoir traversé les siècles, l’Ile-Barbe est arrivée jusqu’à nous riche de souvenirs chevaleresques, de méditations religieuses. Mais ces rochers, où l’œil découvre à peine quelques restes antiques, semblent avoir perdu leur orgueil avec les monumens qui les dominaient, et les flots qui les couvrent ne murmurent plus en passant la munificence des rois. Le voyageur passe et repasse insouciant sur ces bords où tant de noms illustres furent signalés à la postérité, et sans penser à tout ce qu’ils renferment de gloire ; il y jette cependant un regard comme s’il était forcé de contempler ce qu’ils ont encore de grâce et de poésie.

(La suite au prochain numéro,)

(lyon vu de fourvière3.)

Notes de base de page numériques:

1 Référence à l’ouvrage de François-Marie Fortis (1768-1847), auteur en 1821 de Voyage pittoresque et historique à Lyon, aux environs et sur les rives de la Saône et du Rhône.
2 Référence ici à deux hommes d’Eglise qui furent archevêques de Lyon, Leydrade (vers 743/745 – 816-817) et Pierre Guérin de Tencin (1680-1758).
3 Il s’agit ici de l’ouvrage, édité par Léon Boitel, Lyon vu de Fourvière (1833).

 

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