L'Echo de la Fabrique : 20 juin 1835 - Numéro 40

DILIGENCES ESPAGNOLES

Depuis 1829, des capitalistes ont eu l?heureuse et lucrative idée de former une compagnie royale des diligences. Les routes que desservent ces voitures sont celles de Perpignan à Madrid en passant par Barcelonne et Valence, de Bayonne à Madrid, par Vittoria et Burgos ; et de Madrid à Séville. Enfin, depuis deux ans, un bateau à vapeur reçoit les voyageurs qui veulent descendre à Cadix par le Guadalquivir, ou remonter ce fleuve jusqu?à Cordoue.

Rien de plus commode ni de mieux approprié au climat [3.1]que ces diligences de la compagnie royale. Des espèces de ventilateurs, des persiennes adaptées aux portières, enfin des ouvertures pratiquées dans les cloisons qui partagent les compartimens de la voiture, garantissent les voyageurs de la poussière et de la chaleur tout à la fois.

Assis à l?aise, et au milieu d?un demi-jour que laissent arriver les jalousies, on voyage, aussi agréablement que possible, par une chaleur de trente degrés, et emporté par huit ou dix mules qui vont comme le vent. On ne rencontre pas, à beaucoup près, les mêmes commodités dans les diligences de France.

Tout comme dans les coches de culleras, le mayoral est assis sur le siége, tenant les rênes, qu?il n?abandonne jamais : à côté de lui se tient le zagal. Celui-ci, pour peu qu?une mule ralentisse son allure, s?élance comme un trait, et, la frappant du bâton noueux de son fouet, accélère le pas de la pauvre bête. L?attelage entier reprend une nouvelle ardeur à ce bruit bien connu qu?accompagne ordinairement un redoublement de reproches à la capitana, à la coronella, etc. C?est là, d?ailleurs, une criaillerie qui ne cesse pas pendant toute la route.

Ce qu?on va dire donnera une idée de la rapidité des diligences espagnoles : un ordre de police défend encore aujourd?hui de voyager la nuit, et cela, disent les affiches municipales, pour la commodité et pour la sûreté des voyageurs (por la seguridad de usted). Des escopeteros ou gardiens, payés par les entrepreneurs de la compagnie royale, escortent leurs diligences. Ils sont quatre ou six, selon les pays ou les époques ; toujours perchés sur l?impériale, ils voyagent armés de poignards, de pistolets et de tromblons. On s?arrête au coucher du soleil, et on repart vers trois ou quatre heures du matin. Néanmoins, au bout de vingt-quatre heures, on a fait autant de chemin qu?une diligence française qui aurait roulé jour et nuit pendant tout ce temps.

Ainsi de Lyon à Paris l?on compte cent vingt lieues environ, que nos voitures publiques parcourent ordinairement en trois jours et trois nuits, tandis que les diligences espagnoles vont en trois jours de Madrid à Bayonne ; or, ces deux villes sont éloignées de cent lieues, et on a couché deux fois en route. Il est vrai que les routes d?Espagne, bien qu?elles n?exigent pas la moitié des travaux qu?occasionne l?entretien des nôtres, sont, en général, plus fermes et plus unies. Cette différence tient à la rareté des pluies et à la moindre activité du charroi. Il faut aussi faire entrer en considération le prix élevé des places dans les diligences espagnoles ; il en coûte de cent dix à cent quinze francs pour faire cent lieues ; notez que dans ce prix ne sont pas compris les frais d?auberges. Ces auberges, dont l?administration a calculé les distances sur les routes, reçoivent des voyageurs moyennant une rétribution de quarante-deux sous pour le déjeûner, et du double pour le dîner et la couchée.

Ces Ventas, ces grandes hôtelleries isolées, qui ont conservé dans leur pureté originelle les m?urs de la vieille Espagne, rappellent, par leur aspect, les scènes si bien décrites dans Don Quichotte : sous la hangard qui règne tout autour de la cour, dorment pêle-mêle les voyageurs mendians qui reçoivent l?hospitalité, les muletiers, les bestiaux avec leurs gardiens. Au milieu de la cour, et bien avant dans la nuit, le mayoral, avec les escopeteros, et quelquefois avec l?hôtelier, fument et boivent gravement autour d?une table. Réunis dans leur chambre, au nombre de six et même davantage, les voyageurs reposent au premier étage, jusqu?à ce que la voix matinale du conducteur vienne les éveiller en criant : Al coche, al coche ! A la voiture, à la voiture ! Il faut alors se lever et repartir.

(Messager de Marseille1).

Notes de base de page numériques:

1 Le messager. Littérature, moeurs, théâtre, publié à Marseille depuis 1826.

 

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