L'Echo de la Fabrique : 3 mars 1832 - Numéro 19

LYON.1

Le Courrier de Lyon qui parfois a un style qui n’est pas des plus élégans, surtout lorsqu’il traite nos heureux de gobe-mouches des cafés2, ne laisse pas d’avoir assez de force dans ses expressions quand il s’agit de mettre en pratique la fameuse maxime de Basile. Lisez dans son n° du 27 février la belle tirade qui commence ainsi : Chez tous les peuples et dans tous les siècles les courtisans ont été en horreur. On croira à ce début, que l’article en question se ressent de l’école philosophique du 18me siècle: pas du tout. On commence à pérorer ainsi, pour injurier plus tard quelques honorables citoyens, dont le crime, aux yeux des patrons du Courrier, est de penser que les ouvriers, les travailleurs, sont pour quelque chose dans l’organisation sociale, et qu’on ne doit point les traiter comme messieurs du Courrier traitent leurs valets suisses ou allemands.

Naguères Le Courrier disait, pour justifier M. Fulchiron que, dans son improvisation rapide il n’avait pas distingué les ouvriers en soie des ouvriers terrassiers et maçons, etc. Mais voilà que le Courrier, qui se plaît dans ses [1.2]éternelles divagations, compare quelques jours après les ouvriers en soie de 1830 aux terroristes de 1793, à ces hommes coiffés d’un bonnet rouge et armés d’une pique. Ici il n’y a pas eu improvisation rapide, les écrivains de la bonne presse disent les avoir vus, de nos jours, un fusil dans une main, une navette dans l’autre ; c’est, nous croyons, assez désigner les ouvriers en soie. Voilà ce qu’on appelle être conséquens ! Le Courrier stygmatise tous ceux qui provoquent à la haine ; au moins lui, il ne réveille jamais de tristes souvenirs ; c’est ce qu’on appelle jeter un voile sur le passé et chercher à harmoniser deux classes séparées un moment par l’intérêt.

Le Courrier voit une puissance dans la rue ; c’est-à-dire il y voit la classe industrielle ; on flatte, dit-il, cette puissance ; flatter le peuple, quelle horreur !... c’est avec le knout qu’on doit lui parler, car selon le Courrier rien n’est plus méprisable que l’homme qui va visiter l’artisan dans son atelier, dans son échoppe !

Oh ! que ces mots d’ateliers et d’échoppes plaisent aux écrivains du Courrier de Lyon ! comme ils les répètent avec cette ironie mordante et fine qu’on leur connaît ! Comme ces mots humilient les honorables citoyens que la feuille par excellence attaque ! Une échoppe ! un atelier ! que c’est flétrissant ! Celui qui va les hanter ne mérite pas de figurer dans ces bals qui font tant de bien à la classe ouvrière ; car il faut que les riches dansent pour qu’elle soit heureuse, et quand les rafraîchissemens sont abondans et la musique délicieuse, elle peut bien se passer d’un morceau de pain. Une échoppe ! un atelier ! riches, n’approchez pas de là, on y prend le choléra-morbus de la popularité… C’est là que le prolétaire gagne le peu de [2.1]pain que l’égoïste ne peut lui arracher ; c’est là qu’il voit naitre et grandir sa famille au sein d’une éternelle misère : c’est enfin là où le pauvre réduit à mendier, trouve encore l’aumône qu’on lui a refusée à la porte d’un salon qu’un valet à fermée brusquement sans s’enquérir si le malheureux a été renversé sur le seuil.

Sans doute, il faut des ateliers et des échoppes pour que messieurs du Courrier de Lyon soient oisifs et puissent jouir de tous les délices de la vie ; mais il faut que ceux qui les habitent soient marqués du sceau de la réprobation, comme étant des êtres nés pour servir à la fortune et aux besoins de quelques frélons.

Le Courrier semble faire un crime à un honorable citoyen qui ne va pas quêtant la popularité dans les ateliers, mais à qui les ouvriers en soie savent gré de ses bonnes intentions, d’avoir fait disparaître une grille qui séparait les chefs d’ateliers des gens de son magasin. Le Courrier lui fait tenir un langage qu’il cherche en vain à rendre ridicule, et qui, selon nous, est tout naturel, car nous croyons, avec ce fabricant recommandable, qu’un ouvrier, un chef d’atelier méritent quelques égards, et qu’il n’y a point d’hommes au-dessus d’eux. Le Courrier ajoute, qu’en vertu de ce principe d’égalité, cet honorable citoyen doit admettre ses domestiques à sa table et dans son salon. Ici les écrivains du Courrier montrent le bout de l’oreille ; pour eux, un chef d’atelier est comparable à un domestique : nous ne voyons pas qu’il puisse y avoir analogie entre un chef d’atelier indépendant et maître chez lui, qui travaille et peut au besoin chasser de sa maison le fabricant qui oserait l’injurier, avec ces êtres à plaindre, sans doute, qui sont soumis aux caprices des grands qui les payent, et qui ne peuvent avoir ni liberté ni volonté. Le chef d’atelier est reconnu citoyen, il paye l’impôt et jouit de ses droits civils et politiques. Le domestique est exclu de tout droit, les lois modernes l’ont même écarté des rangs de la garde citoyenne, et l’assemblée nationale refusa une pension a la veuve de J. J. Rousseau, parce qu’elle avait épousé un domestique de M. de Girardin.

Nous prions les patrons du Courrier d’être dorénavant plus justes envers les ouvriers ; ils peuvent, s’ils le trouvent bon, raisonner leurs domestiques avec le knout ou la cravache, mais nous les invitons d’être un peu plus conséquens envers cette classe nombreuse et probe qui peuple les échoppes et les ateliers.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 On voit ici à l’œuvre, par la mise en italique ou, parfois, en petites majuscules, l’entreprise de désignation et de réappropriation par les journalistes de L’Echo de la Fabrique des mots et termes qui servaient alors à (dis-)qualifier les canuts (Sur ce point voir J. Rancière, introdution à A. Faure et J. Rancière (eds.), La parole ouvrière, ouv. cit.). Ce travail connaîtra une nouvelle extension lorsqu’à l’automne 1832 le journal ouvrira un grand concours ouvert à ses lecteurs pour trouver un nouveau terme générique - alternatif au trop connoté « canut » -  permettant de désigner et rassembler ainsi tous les ouvriers en soie de la « fabrique » (numéro 53, 28 octobre 1832).

 

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