L'Echo de la Fabrique : 21 juin 1835 - Numéro 25

TRIOMPHE DE LA LIBRE DÉFENSE
DEVANT LE CONSEIL DES PRUD’HOMMES.

Nous sommes heureux de porter cette nouvelle aux ouvriers et de l’inscrire en tête du journal. Ainsi, la volonté populaire fondée sur la justice, base immuable et nécessaire, triomphe sans secousse et par la force même des choses.

Les lecteurs savent avec quelle insistance nous avons demandé que le conseil des prud’hommes se conformât à la règle générale des tribunaux, d’admettre les parties à faire présenter leur défense par des collègues plus éclairés ou des légistes suivant l’importance des causes.

Seulement, heureux en cela, d’obéir à une disposition éminemment juste du décret du 18 juin 1809, nous consentions à ce que le défenseur ne se présenta jamais que comme assistant la partie. Si cette disposition n’eût pas existé, nous l’aurions sollicitée nous-même. Après une lutte devenue presque personnelle avec l’ancien président du conseil, distraits par d’autres événemens, nous renonçâmes momentanément à ce thème ordinaire [1.2]de nos discussions. En dernier lieu, la réélection générale de la section de soierie, nous a fait concevoir la possibilité de vaincre enfin, sur le terrain de la loi, une obstination que nous sommes honnêtes en ne la qualifiant que d’extra-judiciaire. Nous n’attendions plus que le retour de MM. Charnieri et Dufour, pour remettre à l’ordre du jour cette question vitale de la fabrique. Nous avons donc été agréablement surpris lorsqu’en l’audience du 11 de ce mois, M. Versel, commis de M. Gentelet, a été amis à présenter la défense de ce négociant. Il ne saurait y avoir d’équivoque : aucun jugement préparatoire n’avait ordonné une audition de témoins, ni coté les faits à justifier par enquête ; c’est donc bien comme défenseur que M. Versel a parlé. D’ailleurs M. Gentelet n’a rien dit ou à peu près. Ainsi, le conseil est revenu sur sa jurisprudence qui, à vrai dire, n’en était pas une ; c’était, au contraire, l’absence complète de tout principe de jurisprudence. Evidemment le conseil sera trop juste pour refuser à un ouvrier le droit se faire assister d’un défenseur, lorsqu’il vient de laisser établir un pareil précédent en faveur d’un négociant ; suspecter le conseil d’une telle partialité, serait lui faire une injure, qui n’entre même pas dans notre pensée. Nous tiendrons donc pour constant, jusqu’à un désaveu auquel nous sommes loin de nous attendre, que le droit de libre défense est admis, au-moins tacitement ; sans doute, pour ménager quelques amours-propres récalcitrans. Que les ouvriers se hâtent donc d’en user pour ne pas le laisser périr, et afin qu’il soit consacré et entre dans l’usage comme il existe dans la loi.

Quelque ait été le motif qui a amené si brusquement à résipiscence les adversaires de la libre défense, peu importe ; il nous suffit de constater le fait. Sans doute que la connaissance du mandat donné aux prud’hommes-fabricans lors des dernières élections d’exiger la libre défense, n’a pas été étranger à ce résultat. Les membres dissidens bien convaincus au fond de la puérilité des raisons par eux alléguées, pour soustraire le tribunal des prud’hommes à l’empire du droit commun, n’ont pas voulu soutenir, d’abord dans le huis clos de leurs délibérations et ensuite peut-être même en audience publique, une lutte avec leurs collègues dont plusieurs n’avaient pas caché leur détermination de tout faire pour répondre à la confiance de la classe ouvrière ; lutte qui bien certainement aurait cherché dans la presse un appui que la presse ne lui aurait pas refusé. Ils n’ont pas voulu renouveler le scandale donné par M. Goujon, lorsque notre ami tiphaine se présenta à la barre du conseil pour soutenir le droit de la libre défense ; ils ont préféré céder de bonne grâce et se faire le mérite d’une concession volontaire. Nous les en remercions sincèrement : déjà préparés au combat, nous déposons avec grand plaisir notre armure. Nous ne voulions que le triomphe du principe ; nous sommes contens. Maintenant, nous n’ignorons pas que tout principe quelque vrai, quelque juste qu’il soit, peut produire dans son application des abus ; nous ne les tolérerons pas. Loin de là, c’est à Monsieur le président directeur discrétionnaire [2.1]des débats (ce qui ne veut pas dire, cependant, qu’il puisse les diriger à discrétion)ii, à régulariser la défense de manière à ce qu’elle remplisse complètement son double but ; défendre les parties, éclairer le tribunal : les ouvriers eux-mêmes sentiront que la défense doit, en quelque sorte, être l’auxiliaire de la justice, et qu’elle est utile qu’autant qu’elle est loyale ; plus encore, ceux qui accepteront l’honorable mission de prêter le secours de leur parole aux ouvriers, sauront, dans l’intimité du cabinet, être les premiers juges de la contestation ; et peut-être, par cette sage mesure, plus d’une querelle ignoble sera-t-elle prévenue ! Surtout, point de monopole pour quelques-uns ; n’allons pas donner de nouveaux étais à l’édifice vermoulu du privilége. Sans doute, quelques intrigans, quelques hommes peu capables, il en existe dans toutes les classes de la société ; sans doute, quelques-uns de ces hommes, viendront solliciter dans un intérêt sordidement pécuniaire, et par des procédés grugeurs, de figurer comme défenseurs. Ce sera un mal, mais ce mal ne nuira qu’à quelques individus qui, mieux éclairés, sauront bientôt s’en préserver et en préserver leurs confrères ; mais ce mal fût-il encore plus grand, serait toujours au-dessus du préjudice que causait à la classe ouvrière, et même à la morale, la prohibition d’un droit aussi que celui de libre défense.

Puisse le conseil persévérer dans la voie de justice où il est entré. Les clameurs intéressées qu’il soulèvera d’abord, seront bientôt apaisées ; la gloire, et par le temps qui court c’est quelque chose, la gloire lui restera, d’avoir écouté sa conscience et reconnu qu’il n’était jamais trop tard pour chasser l’arbitraire du sanctuaire des lois.

Notes de fin littérales:

i. Ce prud’homme, témoin à décharge dans le procès d’avrilavril 1834, a été arrêté dernièrement à ParisParis, par mesure de police et ses papiers visités. – Il a été relâché quelques heures après.
ii. Discrétion est, dans ce cas, synonyme de prudence et non de volonté.

 

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