DÉPÔT DE MENDICITÉ
de la ville de Lyon.
[1.1]L’une des plaies les plus hideuses de l’ordre social, celle qui dégrade le plus l’humanité, c’est sans contredit, le paupérisme ; car il affecte à la fois le physique et le moral. Dans l’indigent, la religion nous ordonne de voir un frère et la philosophie nous invite à plaindre l’homme accablé par les vicissitudes du sort. Mais c’est en vain que les préceptes de la morale, comme les prescriptions de la loi, voudront changer la nature humaine. Le contact de la misère, qu’aucun noble souvenir ne vient relever, même à ses propres yeux, inspirera toujours une répugnance instinctive. Aussi la philanthropie n’a-t-elle été bien souvent qu’un vain mot, quelquefois le masque du plus profond égoïsme. Plus large dans son acception, mais plus divine qu’humaine, la charité reposant sur une base religieuse, s’est montrée, maintes fois, l’alliée de la bigoterie sotte et du fanatisme intolérant ; elle a eu plus souvent pour but le soulagement du chrétien que le secours porté à l’homme. D’ailleurs, elle accepte la pauvreté comme condition sociale ; elle fait un mérite au pauvre de ses souffrances ; elle veut qu’on fasse l’aumône, mais elle ne trouve pas mauvais que l’homme la demande ; et si elle lui apprend la résignation, c’est aux dépens de sa dignité. Sans doute, comme dit Chateaubriand, la religion abaisse le casque et la couronne sous la porte du tombeau, mais c’est là seulement qu’elle enseigne l’égalité à ses disciples. Ces réflexions nous mèneraient trop loin ; elle appartiennent à un ordre d’idées qu’on ne peut développer en courant. Arrivons au Dépôt de Mendicité qui fait le sujet de cet article.
Quel que soit le principe charité ou philanthropie qui ait animé les fondateurs de cet établissement, nous devons leur en savoir gré. Asile ouvert à l’indigence, prison pénitentiaire de l’immoralité mendiante, le Dépôt de mendicité est une amélioration morale et matérielle, que nous devons signaler ; car elle entre dans notre cadre. Si les yeux de l’homme riche ne seront plus, grâce à lui, offensés par l’aspect importun de la misère, ceux du citoyen ne le seront plus aussi par le spectacle affligeant de la nature humaine dégradée. Tous nos efforts doivent donc tendre à consolider cette œuvre philosophique et religieuse.
Le Dépôt de Mendicité est fondé sur une base démocratique, c’est-à-dire, il est administré par les délégués des souscripteurs qui sont en même temps électeurs. Nous n’avons pas besoin de dire que les fonctions sont gratuites.
Le compte-rendu des opérations pour 1834 a été présenté, le 2 avril dernier, dans l’assemblée générale des souscripteurs convoqués, à cet effet, dans la salle d’Henri IV, sous la présidence de M. Coron, assisté de MM. Teissier et Tarpin, scrutateurs. Nous allons extraire quelques passages de ce compte-rendu.i
Le nombre des membres présens était de 41. Cinq administrateurs ont été nommés, savoir : MM. Lacroix-de-Laval, St-Olive, Gonon, Menaide et Morin-Pons. [1.2]Les trois premiers avaient cessé leurs fonctions et ont été réélus. M. Menaide a été nommé en remplacement de M. Vuillerme, décédé, et M. Morin-Pons de M. Champ-Legoux, démissionnaire.
Cette élection a été précédée d’un discours de M. Margerand, secrétaire, que nous allons succinctement analyser.
M. Margerand fait ressortir le contraste qui a eu lieu dans les journées d’avril, entre le trouble de la ville et le calme des détenus au Dépôt de Mendicité. Il rend grâce à la providence de ce que le clos des Chazeaux qui leur sert d’asile a été épargné. Ce contraste l’amène naturellement à parler de la mort de l’un des sociétaires, M. Joseph rémond, citoyen honorable et inoffensif, assassiné dans son domicile par des soldats du 28e, lorsqu’ils furent maîtres de la place Sathonay, évacuée par les insurgés. A ce sujet de deuil, l’orateur en fait succéder un autre. « M. vuillerme, dit-il, a suivi de près M. Rémond dans la tombe » ; il le compare à Vincent de Paulii, et il annonce que « bientôt un monument s’élèvera dans l’une des chapelles de l’église St-Nizier à la mémoire du bon pasteur que cette église a perdu. » – Passant ensuite aux détails matériels de l’administration, M. Margerand annonce que la famille de M. Rémond pour se conformer aux intentions de ce citoyen généreux mort ab intestat, a versé dans la caisse du Dépôt une somme de 2000 fr. – Les propriétaires actionnaires des ponts de la Feuillée et de St-Vincent sur la Saône, ont versé une somme de 450 fr. M. Margerand fait ensuite mention de deux legs faits au Dépôt de Mendicité : le premier d’une somme de 100 fr. par la veuve Armand, le 17 octobre 1834, et ensuite révoqué par elle, le second de la totalité de la totalité de la succession de reine Rey, s’élevant à environ 2 400 fr. et réduite au quart de ladite succession par ordce du 26 septembre 1834, les autres trois quarts devant appartenir aux héritiers de droit. M. Margerand s’élève avec aigreur soit contre la révocation du testament de la veuve Armand, soit contre l’ordce du 26 septembre 1834. Il nous permettra de n’être pas de son avis. En parlant du testament révoqué de la veuve Armand il s’exprime ainsi.
« Il paraît que dans un acte postérieur elle a révoqué ce legs, soit que sa volonté ait changé, soit par toute autre cause qu’il est inutile d’examiner ici. Dans tous les cas l’administration ne perdra pas de vue cette affaire ; peut-être parviendra-t-elle sans toutefois l’espérer beaucoup à recouvrer ce qui lui a été ravi. »
Nous trouvons de beaucoup trop forte cette dernière expression. Pour qu’un legs ait du prix aux yeux d’une administration comme d’un particulier il faut qu’il soit volontaire. Monsieur Margerand voudrait-il ressusciter ces temps d’ignorance où un testament n’était valable, qu’autant qu’il contenait une disposition religieuse. Mais les réflexions qui suivent et qui ont trait à l’ordonnance du 26 septembre 1834, portant à un quart du legs universel fait par reine Rey passent toute mesure. Nous allons les transcrire.
[2.1]« Ainsi, la volonté bien exprimée de la testatrice est formellement méconnue. Ainsi des parens éloignés peut-être, des parens que la défunte a eu de justes motifs d’exclure de son héritage, viennent en prendre la majeure partie. Ainsi, l’établissement naissant du Dépôt de mendicité se voit privé d’une ressource qui lui paraissait irrévocablement acquise. »
Et c’est un citoyen, un avocat qui s’exprime ainsi. Sans doute la volonté de la testatrice a été méconnue, mais faut-il rappeler à un jurisconsulte les motifs impérieux qui ont engagé le législateur à soumettre à la sanction du gouvernement l’acceptation des legs faits à des maisons de charité, à des établissemens religieux, et jusqu’à ce que cette sanction ait été donnée, comment le Dépôt de Mendicité pouvait-il croire avoir acquis irrévocablement ? Il y a là mépris de la loi et d’une loi juste rendue dans l’intérêt général. Poursuivons : M. Margerand, au nom de l’administration du Dépôt de Mendicité, ose se plaindre que les héritiers de droit, c’est lui-même qui l’a écrit, sont venus prendre la majeure partie de l’héritage ; cela nous paraît au contraire tout naturel. Que ces héritiers fussent des parens éloignés, ils étaient toujours plus près de la testatrice que le Dépôt de Mendicité ; mais de quel droit vient-on les flétrir en disant que la défunte a eu de justes motifs de les exclure de son héritage. Nous avons bien le droit d’en demander la preuve à M. Margerand. Assez sur ce sujet, mais nous n’avons pu résister au besoin de flétrir des paroles empreintes d’un tel esprit d’avidité, quelque honorable que soit le motif qui les ait dictées.
La fondation d’une rente de 335 fr. 80 c, a été allouée au Dépôt de Mendicité, comme représentant l’ancien établissement de Bicêtre auquel elle avait été faite en 1762 et 1764 par la famille hubert.
M. Margerand termine par les détails statistiques suivans : au 1er janvier 1834, le nombre de mendians réunis au Dépôt était de 161, il en est entré dans le courant de l’année 171 ; total 332. Sur ce nombre il en est sorti 141 savoir : 50 par autorisation du maire ou du procureur du roi, 4 pour entrer à la charité, 19 par évasion et 68 par décès, en sorte qu’il en restait 191 au 31 décembre.
La population moyenne de l’année 1834 au Dépôt de Mendicité a donc été de 176, elle a été en 1831 de 146, en 1832 de 178 et en 1833 de 183.
Le budget de recettes et dépenses suit cet exposé. La dépense, pendant l’année 1834, a monté à 30,410 fr. 82 c., ce qui produit une dépense par individu de 50 c. et 2/5, dans laquelle la nourriture est comprise pour 23 c. 3/4 ; en 1833 cette même dépense fut de 48 c, 1/2, dans laquelle la nourriture était comprise pour 25 c. ½. M. Margerand s’empresse d’expliquer et nous lui en savons gré, que la diminution sur les frais de nourriture, n’est que le résultat de l’abondance des céréales et du vin qui a permis ajoute-t-il, de faire chaque semaine une 3e distribution de vin et de bœuf frais : l’augmentation tient aux achats d’effets mobiliers, linges, vêtemens et chaussures.
M. Margerand ne croit pas devoir présenter le compte des recettes effectuées pendant le cours de l’année 1834, il donne seulement la situation financière au 1er janvier dernier ; il en résulte un budget de recettes pour 1835 de 73,000 fr. et une dépense de 33,000 fr., et par conséquent un excédent de 40,000 après l’acquit des charges de l’année courante, « plus ou moins dit M. Margerand suivant que nos prévisions soit actives soit passives, ne seront pas dépassées ». Nous trouvons ce mode de comptabilité mauvais, et nous engageons l’administration à le changer dans son prochain rapport. Sans doute le compte détaillé de la recette pouvait être inutile, mais ils nous semble que le total à mettre en regard de la dépense (30,410 fr. 82 c.) aurait dû être présenté, sauf ensuite à présenter un aperçu pour 1835.
Maintenant quelques mots sur le dépôt de mendicité tel que le conçoivent ses fondateurs ; laissons parler M. Margerand.
« Comme par le passé et plus que par le passé, le but principal de nos efforts a été de ramener le dépôt à sa destination primitive, c’est-à-dire de faire qu’il continuât d’être, non une maison uniquement de charité et de secours, mais une maison de correction et de châtiment ; non un établissement général ni même départemental, mais une institution essentiellement communale. Si le dépôt n’est que communal, les étrangers n’ont aucun droit à y être admis et à y prolonger [2.2]leur séjour : aussi avons-nous mis le plus grand soin à renvoyer aux lieux de leur naissance ou de leur domicile tous les individus n’ayant pas à Lyon une résidence effective de plus d’une année. Si le Dépôt est une maison de répression ceux qui l’habitent doivent être soumis aux exigences d’une discipline sévère : aussi avons-nous introduit dans le régime et les exercices des détenus une exactitude de plus en plus rigoureuse etc. »
Nous aurions bien quelques réflexions à faire sur ces paroles un peu acerbes, mais la longueur de cet article nous force de les ajourner ; nous reviendrons sur ce sujet, et nous terminerons en disant que quelque imperfection qu’il puisse avoir, le Dépôt de Mendicité est un acheminement à l’extinction de la Mendicité, un jalon utile pour marcher à un avenir meilleur.