L'Echo de la Fabrique : 5 juillet 1835 - Numéro 27

MONUMENT-JACQUARD.i

[1.1]Rapport fait, le juin dernier, à l?assemblée générale des souscripteurs pour l?érection d?un monument à la mémoire de Marie Joseph Jacquard, par Jean-Marie Pichard, au nom de la commission provisoire.

Messieurs, la commission provisoire pour l?érection d?un monument à la mémoire de Marie Joseph Jacquard, vient vous rendre compte de ses travaux, et vous soumettre le résultat de l?appel qu?elle a fait à la reconnaissance des Lyonnais, en faveur de notre grand mécanicien. Ce n?est pas à vous, Messieurs, qui nous avez secondé avec tant d?empressement, que je rappellerai ce qu?il y avait de noblesse dans le caractère de cet homme si simple en apparence ; je ne dirai point à ses collègues qui le virent à la société d?agriculture, si bon et si modeste, qu?il fut le bienfaiteur des ouvriers en soie dont il rendit le travail jusqu?alors dur et pénible, plus facile et plus fructueux ; je ne rappellerai pas l?influence heureuse et féconde que l?invention du métier-Jacquard a eue sur la fabrication des étoffes brochées de toute espèce de tissu, sur le commerce de la ville de Lyon, qui se glorifie de lui avoir donné le jour. Son éloge est dans vos suffrage, il est dans le but même de l?assemblée réunie dans cette enceinte.

Au moment où les derniers devoirs étaient rendes à Jacquard, dans le cimetière d?Oullins, j?exprimais le v?u de voir sur le lieu même s?élever un simple tombeau. Bientôt au sein du conseil des prud?hommes, juge bien compétent du mérite de Jacquard, une souscription fut ouverte pour élever le monument à Oullins ou à Lyon. La commission s?adjoignit, dès la première séance, ceux qui en avaient eu la première pensée. Une importante question fut d?abord agitée : fallait-il, par l?organe de Messieurs les ministres de l?intérieur et des affaires étrangères, appeler les principales villes industrielles de la France et de l?étranger, à participer à cet acte de rémunération ? La négative fut prononcée : on voulut que le monument fût lyonnais, et élevé par des mains lyonnaises. On convint que si, comme on n?en doutait pas, des dons étaient offerts par des villes de France ou de l?étranger, ils seraient reçus avec reconnaissance, mais qu?on ne les provoquerait pas. Les autorités judiciaires, civiles, municipales et militaires furent informées du projet de souscription par des lettres circulaires. Ces lettres furent également adressées aux fabricansii d?étoffes de soie, aux marchands de soie, aux courtiers en soie, enfin à tous les négocians sur le commerce desquels l?invention Jacquard avait pu avoir quelque influence. Les notabilités commerciales, les illustrations littéraires et scientifiques ne furent point oubliées, et grâce au zèle de chaque membre de la commission, à l?obligeance de Messieurs les rédacteurs des journaux de Lyon, à celle de M. le directeur des postes, chacun fut bientôt instruit de l?existence de la commission, de son but, [1.2]de la nomination de M. Joly, comme trésorier provisoire. Les souscripteurs arrivèrent ; et la commission a recueilli en ce moment quatorze mille deux cent quarante-huit francs. Sur cette somme il faut déduire cent cinquante francs pour dépenses d?impressions, de lithographies et frais divers. La commission croirait ne remplir son devoir qu?à demi, si elle ne vous signalait les sources diverses qui ont produit cette somme. A l?instant où la souscription fut constituée, la chambre de commerce de Lyon se fit autoriser à souscrire sur fonds pour une somme de 500 fr., et sur le champ ouvrit dans son sein une souscription qui produisit 6 fr. Le roi ordonna que son nom figurât sur vos listes pour la somme de 600 fr. M. le ministre de l?intérieur et M. le ministre du commerce souscrivirent chacun pour mille francs sur les fonds alloués à leurs ministères. Nous devons, Messieurs, cette prompte réponse à une annonce faite d?une manière générale, à l?intervention bienveillante de deux députés du Rhône, pour lors à Paris, l?un est M. Dugas-Montbel, que la mort nous a ravi, et qui est l?objet de vos regrets ; l?autre est M. Fulchiron?

Le conseil municipal de Lyon vota trois mille francs pour le monument, à condition qu?il serait érigé au sein de la cité. La société d?Agriculture fit, en souscrivant, la même réserve. Ainsi fut décidée une grave question que nous n?avions point encore abordée. L?Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon voulut s?inscrire sur la liste et proposa une médaille d?or de 600 fr. pour le meilleur éloge de notre grand mécanicieniii. Nous sommes heureux de remercier ici le tribunal de commerce, l?ordre des avocats, la chambre des notaires, MM. les courtiers pour la soie, de l?appui, qu?ils ont prêté à notre entreprise. Nous n?avons pas toujours été aussi heureux ! Nous éprouvons en effet, Messieurs, quelque peine en vous présentant, pour résultat de nos efforts, une aussi faible somme après un aussi long temps écoulé depuis l?ouverture de la souscription. Faut-il vous le dire ? nous avons été surpris en voyant le genre de commerce qui a profité davantage de l?invention de Jacquard, qui brilla toujours par son génie industrieux, qui possède tant de richesses, rester sourd à l?appel fait à sa reconnaissance, puisqu?il ne figure dans la souscription que pour la faible somme de deux mille deux cent quinze francs. Quelle est la cause de cette étrange tiédeur ? Hélas ! celui auquel nous désirons dresser une statue, non-seulement fut méconnu, comme le furent tous les hommes dont les découvertes amenèrent de grands résultats, mais encore il fut l?objet d?une patente animadversioniv  1! Jacquard, disaient alors d?ineptes [2.1]envieux, enseigne à nos voisins à exécuter facilement au moyen de son procédé, nos belles étoffes brochées ; il nuit à l?industrie de la ville qui l?a vu naître ! Serait-il vrai que quelques personnes font encore pareil reproche à sa mémoire pour excuser leur ingrat égoïsme ? Elles ont donc oublié que l?industrie lyonnaise toujours active et prévoyante, malgré les querelles religieuses, les discordes civiles, les émeutes populaires, a su, dans tous les temps, remplacer une production devenue banale par une production nouvelle. Elles ont donc oublié que Lyon s?appropria les inventions de ses voisins, les rendit siennes, si l?on peut s?exprimer ainsi, par son habile activité. S?il fallait citer des exemples, je rappellerais : les étoffes brochées, les damas de Venise, les étoffes légères de Florence, le crêpage des gazes de Bologne, et cent autres procédés industriels que la fabrique lyonnaise a adoptés, modifiés, et dont les produits perfectionnés ont enrichi la cité. Le métier à la Jacquard, en facilitant la confection des étoffes brochées de toute espèce de tissu, en a multiplié l?usage, il a concouru à l?augmentation de notre population, il a favorisé l?extension de notre commerce en général, sans nuire en aucune façon à la fabrication des étoffes de soie, qui a augmenté en proportion. Mais, Messieurs, nous ne voulons pas vous signaler des erreurs qui furent celles de tous les âges, et il est inutile de vous entretenir de faits sur lesquels vos opinions sont arrêtées. C?est avec plaisir que nous annonçons que la société pour l?encouragement de l?industrie à Berlin, sur la seule annonce de notre projet dans les journaux, a envoyé sur-le-champ la somme de mille francs à la commission, pour s?associer à notre acte de rémunération envers Jacquard. Cet envoi inattendu nous a touché, et nous avons répondu, en ces termes. « Nous nous félicitons, moins comme Français, jaloux de voir rendre justice à un compatriote, mais nous nous félicitons, comme hommes, heureux de voir cesser tout esprit étroit de jalouse nationalité. Nous nous félicitons de voir les peuples rapprochés par le saint amour de l?humanité se réunir ainsi pour honorer ceux qui en furent les bienfaiteurs. Tels sont en effet les v?ux de tout ami d?une véritable civilisation. Que l?heureux investigateur d?une découverte, d?un procédé nouveau, jouisse de ses fruits pendant toute la durée de son brevet d?invention ; que la loi lui garantisse par tous les moyens de droit, l?intégrité de ces priviléges si bien acquis ; mais après le délai fixé, la découverte doit devenir la propriété de tous ! Il ne peut en être autrement de nos jours, où les journaux scientifiques disent tout, racontent tout, décrivent tout ; le bienfait d?une invention ne peut rester l?apanage d?une famille, la propriété d?une ville, d?un peuple ; elle appartient à l?humanité tout entière. »

Nous terminerons ici, Messieurs, ce compte-rendu déjà trop long. Chargés seulement d?annoncer, de provoquer les souscriptions, nous n?avons point discuté les questions relatives à la nature du monument, au lieu de son érection, au choix de l?artiste chargé de l?élever. Faut-il cependant, Messieurs, vous dire toutes nos pensées. Le projet d?une statue à élever à Jacquard sur une place de la cité ou dans un lieu public, s?est présenté à nos esprits. Il y aurait un grand enseignement à montrer à l?humble ouvrier en soie, qu?on flétrissait naguère par des appellations ridicules, l?image d?un fils d?ouvrier, ouvrier lui-même, entouré de la vénération publique. Cette vue éléverait son c?ur et y ferait germer une généreuse émulation ; elle apprendrait à cette jeunesse ardente, dont l?activité peut être si féconde, à consacrer toutes ses facultés à l?étude d?objets d?utilité ou d?industries locales [?]

Nous devons également vous avouer que nous avons [2.2]pensé que l?habile artiste dont le ciseau a retracé les traits des illustres Lyonnais, de Philibert Delhorme2, de Bernard de Jussieu, de CoustouCoustou, devait aussi reproduire ceux de jacquard. Nous avons, du reste, laissé toutes ces questions irrésolues : ceux que vous allez honorer de vos suffrages sont appelés à les résoudre.

Mais, Messieurs, hâtons-nous d?achever notre ouvrage ; chaque jour de nouvelles couronnes sont déposées sur le tombeau de Jacquard ; bientôt son nom va être imposé à l?une des rues nouvellement ouvertes à Lyon. Déjà la commune d?Oullins va, par les soins de son conseil municipal, placer dans son église, en face du mausolée de Thomas, de l?auteur de Marc-Aurèle et de l?épître au peuple, un marbre en l?honneur de notre grand mécanicien, qui alors que son nom était devenu européen, se montra au milieu des habitans de cette commune le meilleur, le plus modeste et le plus désintéressé de tous les hommes ! Hâtons-nous, que Lyon se montre fier de lui avoir donné le jour, heureux de lui prouver sa gratitude.v

Notes de base de page numériques:

1 Dans la note d?origine (Note IV), on parle de Léon Faucher. Léon Faucher (1803-1854) était un économiste et publiciste libéral.
2 Référence ici à l?architecte Philibert Delorme (1510-1570), au botaniste Bernard de Jussieu (1699-1777) et au sculpteur Nicolas Coustou (1658-1733), tous trois natifs de Lyon.

Notes de fin littérales:

i. V. la Tribune ProlétaireTribune Prolétaire 1834, n° 2. Notice sur JacquardJacquard Joseph Marie.
ii. Nous protesterons toujours contre ce terme fabricans appliqué aux négocians.
iii. V. la Tribune Prolétaire, n° 2. Académie de LyonLyon.
iv. La Revue du Lyonnais, publiée par M. Léon BoitelBoitel Léon, contient, dans son premier numéro, une notice nécrologique sur JacquardJacquard Joseph Marie, par M. Léon FaucherFaucher Léon, dans laquelle après avoir fait ressortir les avantages moraux et matériels de la machine à laquelle JacquardJacquard Joseph Marie a donné son nom, cet écrivain énonce la même opinion. M. Léon FaucherFaucher Léon avait, cru devoir en donner une preuve et il avait raconté que les prud?hommes auraient fait brûler cette machine sur la place des Terreauxplace des Terreaux. Nous nous proposions de réfuter cette erreur lorsque la rectification a paru dans le numéro suivant. ? Puisque l?occasion se présente, nous rappellerons un fait qui prouve la sollicitude de napoléonNapoléon Ier, pour la fabrique lyonnaise. Un décret du 27 octobre 180627 octobre 1806, a autorisé la ville de LyonLyon à traiter avec JacquardJacquard Joseph Marie du prix de son invention. Nous pensons, que c?est en vertu de ce décret que JacquardJacquard Joseph Marie a reçu la pension annuelle de 6 000 fr., que M. FaucherFaucher Léon annonce lui avoir été allouée par le premier consul. ? Nous nous plaisons à rappeler ce décret : le gouvernement ne devrait-il pas en user ainsi, pour toutes les découvertes utiles ? Nous avons déjà émis cette opinion et nous nous proposons d?y revenir.
v. Voyez pour la nomination de la commission, le n° 23 bis du journal.

 

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