L'Echo de la Fabrique : 1 avril 1832 - Numéro 23

le sommeil du prolétaire et le sommeil du riche.1   

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C'est ainsi que le pauvre, éloigné du fracas,
Oublie, au sein des nuits, les peines d'ici-bas
Et le chagrin qui le dévore.

C'est à minuit que le prolétaire finit sa journée ; fatigué par dix-huit heures de travail et accablé par le sommeil, il va se jeter sur cette couche où son ame trouve le repos aussi bien que son corps exténué. Là, plus de soucis ; le ciel a permis que son sommeil ne fût troublé que par des songes, et comme il est vertueux, ces songes n'ont rien de pénible. Ils lui retracent tantôt une bonne action, tantôt l'un de ces combats auxquels il a assisté sur les bords du Tage ou de la Bérésina. Son ame s'épanouit aux souvenirs de sa jeunesse ; il croit être auprès des compagnons de son enfance, avec ses amis qu'on n'oublie jamais, et dont la vue procure la plus douce émotion et fait couler des larmes de joie. Il se croit transporté sur les rives de la Loire ou de la Durance, vers le toit paternel? il revoit sa tendre mère? douces illusions, c'est par vous que le prolétaire oublie sa misère, fléau terrible auquel il ne voit point de fin. C'est par vous, rêves séduisans, que son ame moins oppressée supporte de nouvelles afflictions ; et que son corps délassé se résigne à recommencer des travaux pénibles. Il a reposé quatre heures, le prolétaire, mais ces quatre heures ont été calmes ; et, sur le peu de paille qui lui sert de couche, il n'a trouvé ni le souvenir d'un forfait, ni les remords....

Oh ! qu'il est différent le sommeil du riche ! c'est à minuit aussi qu'il entre dans un lit de duvet, mais les [2.2]pensées de la journée l'agitent encore ; il cherche le sommeil, et le sommeil semble fuir de ces paupières d'où jamais une larme n'a coulé ; il s'endort pourtant ; mais pour lui le sommeil devient un supplice ; sa main a refusé de secourir un malheureux !? tout est bouleversé ; un songe lui montre l'être qu'il a humilié au faîte des grandeurs, et lui soumis à un prolétaire qui peut désormais disposer du sort de l'homme orgueilleux, pour qui le pauvre était moins que le laquais qui portait sa livrée. Que ce songe est affreux !? A peine a-t-il cessé, qu'un plus pénible encore lui succède. Le riche a fait un acte d'égoïsme dans la journée, sa main de fer n'a pas démenti son c?ur ; elle a diminué le prix du travail d'un père de famille ; elle lui a ôté la moitié du pain de ses enfans ; mais le ciel venge le pauvre, et l'égoïste est accablé jusque dans son sommeil ; il croit avoir tout perdu, fortune et grandeurs ; tout est devenu la proie de ceux qu'il traita long-temps en ilotes ; c'est d'eux que dépendra désormais son sort. O ! que ce rêve est terrible? Une sueur froide coule sur ce front qui n'a jamais rougi, parce que la pudeur n'habita jamais dans l'âme du méchant? Il se réveille en sursaut et promène ses regards égarés autour de sa couche moelleuse pour s'assurer si ce qui vient de le troubler est un rêve ou une réalité ; puis se lève abattu. Mais bientôt, entrant de nouveau dans le tourbillon du grand monde, il oublie cette nuit terrible, en attendant que de nouveaux rêves viennent porter le trouble dans son ame glacée.

A. V.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

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